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  • 26-03-2024
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Vers la fabrique des algorithmes de recommandation musicale

Ce compte rendu examine l'ouvrage "Computing Taste. Algorithms and the Makers of Music Recommendation" de Nick Seaver, publié en 2022 par Chicago Press.

Nick Seaver a étudié le travail de ceux et celles qui font les systèmes de recommandation musicale. Son ouvrage Computing Taste. Algorithms and the Makers of Music Recommendation, sorti en 2022, restitue sa longue enquête de terrain au cœur d’une plateforme de streaming – dans laquelle il a travaillé tout au long de son étude ethnographique. Au sein de cette entreprise complexe et pleine de strates, il rencontre les dirigeants, les fondateurs et les ingénieurs, discute avec eux et observe leurs activités. Son hypothèse est simple : en nous intéressant à la façon dont ces professionnels conçoivent leur travail (et leurs publics), nous pouvons comprendre de quelle manière les algorithmes prennent forme.

Ce compte rendu revient sur quatre postulats de l’auteur qui regroupent de manière transversale les six chapitres qui composent le livre.

L’abondance d’information est un mythe

Nick Seaver revient sur le postulat selon lequel les algorithmes ont été créés afin de rendre intelligible, exploitable et accessible des bases de données massives. Les algorithmes de recommandation sont connus pour leur fonction d’agencement de l’information, c’est-à-dire "secourir" les utilisateurs, en leur permettant de naviguer et de s’orienter dans des catalogues volumineux. L’auteur évoque les travaux de Tonyia Tidline1 et le concept de information overload qui considère la surcharge d’information comme un mythe. Ainsi, ce qui rend l’offre musicale démesurée, ce n'est pas le volume d’information, mais la présomption que l’utilisateur souhaite explorer l’intégralité du catalogue. Pour Seaver, l’ère de l’information est envisagée alors comme le désir de l’Homme d’accéder à une connaissance universelle. La surcharge d’informations serait surtout – du point de vue de l’anthropologie cognitive – l’ancien désir de l’homme de maîtriser le monde qui le dépasse. Un mouvement instinctif largement exploré par les entreprises du numérique.

Les algorithmes sont des pièges

Les algorithmes sont un outil de capture dont les entreprises du numérique disposent afin de transformer des personnes en usagers. Pour qu’un algorithme soit effectif, il doit "capturer" : apprendre sur le comportement des utilisateurs afin de les maintenir "prisonniers" dans un environnement qui leurs semble confortable. Nick Seaver qualifie les algorithmes de recommandation comme des pièges, c’est-à-dire : des dispositifs fabriqués par des "prédateurs" à partir de l’étude du comportement de leur "proie". À tel point que les usagers-capturés travaillent gratuitement, sans qu’il se rendent complètement compte de qui tirerait les bénéfices de leur activité. En revanche, le comportement humain n’est pas si facilement prévisible2. Dans ce cadre, il n’est pas prédéfini par des catégories démographiques (âge, classe, genre), mais plutôt par des préférences, des classements et des habitudes d’écoute sur une plateforme de streaming. L’auteur remarque que cela est à double tranchant :

  • D’un côté, le caractère libératoire de ne pas être complètement déterminé par des catégories socio-économiques. Ce qui permet aux utilisateurs de découvrir des morceaux au-delà des appartenances : "puisque vous aimez cela, vous pouvez également écouter ceci".
  • De l’autre côté, cela n’efface pas le manque de diversité au sein de l’industrie musicale. À ce sujet, l’auteur constate que les personnes employées par l’entreprise de recommandation musicale sont principalement des "hommes, blancs, jeunes et anglophones3".

En outre, pour saisir le comportement des usagers et les organiser en cluster, les ingénieurs utilisent des bases de données avec des informations chiffrées sur les écoutes. Les situations d’écoute deviennent ainsi importantes pour comprendre les pratiques des usagers : qu’elles soient représentatives (localisation, météo, l’entourage, période de la journée, interface) ou interactives (écoute collective ou individuelle). Une liste exhaustive des contextes étant quasiment impossible, les développeurs des algorithmes de recommandation musicale sont contraints de trancher (de manière arbitraire) sur les éléments extérieurs qui comptent dans le choix d’un morceau.

La "boîte est noire" pour tout le monde

De l’extérieur, nous ne savons pas (ou très peu) la manière dont certains algorithmes fonctionnent et arrivent à générer certains résultats. Les systèmes techniques prolifèrent, ils deviennent des "boîtes noires", stables et considérées par chacun comme faisant partie des dispositifs qui vont de soi. Par exemple, quand le système de recommandation musicale suggère un titre, par rapport aux données d’écoutes enregistrées antérieurement, nous ne savons pas toujours expliquer pourquoi celui-ci en particulier ou pas un autre. Cela paraît logique, du côté de l'utilisateur, car il ne sait rien (ou presque) des personnes qui l’ont développé, des critères pris en compte au moment de la conception ou encore des paramètres enregistrés. Cependant, Nick Seaver propose une autre interprétation : "peut-être que personne ne peut comprendre le fonctionnement des systèmes, du moins pas directement". Pas même ses concepteurs.Nick Seaver observe pendant des heures un ingénieur, employé par la plateforme d’écoute qu’il étudie, faire des tests : rentrer un morceau de musique et analyser ce que l’algorithme sort au format de "playlist". La plupart du temps, l’ingénieur se contente d’expliquer ce que l’algorithme produit. Un problème apparaît lorsque le système fonctionne de manière inattendue. L’ingénieur s’efforce de trouver une explication, mais cela ne veut pas dire qu’il arrive à une interprétation du système. La complexité de ces systèmes vient justement du fait qu’ils sont "entraînés" pour traiter les données en s'inspirant du cerveau humain (neural networks) par l’interconnexion de nœuds. Ce qui fait que "nous ne pouvons pas ouvrir la boîte noire du code d'un système d'apprentissage automatique (machine learning) et y trouver ces informations sous une forme lisible4". En revanche, l’ingénieur développe sa capacité d’explication en se conformant au fonctionnement de l’algorithme.

Les métaphores

Pour fonctionner, les algorithmes n’ont pas besoin d’écouter les artistes, les albums et les morceaux. Leur système est construit pour analyser mathématiquement le son, des mots clés, des données d’écoute, des nombres de likes et des partages. Nick Seaver envisage cela comme un "espace", modulé à partir des usages, mais aussi des logiques de proximité et de similarité (entre genre, artiste, époque). Parler en termes d’espace permet d’envisager la consommation musicale par cluster et régions, cartographiées et explorées de façon numérique. En revanche, ces données enregistrées ne sont pas "données" (to give), car elles ne sont pas nativement présentes dans la nature (elles ne sont pas fournies, mais fabriquées par la machine sous le commandement de l’homme). Derrière cette métaphore5, Nick Seaver note une tendance dans les industries du numérique à simplifier des dispositifs techniques qui n’ont rien de naturel, alors qu’au contraire leur existence est le résultat d’une diversité d’actions humaines et non-humaines. En particulier pour les dispositifs de recommandation, qui ne sont pas qu’algorithmiques, mais prennent la forme éditoriale, auto-entretenue et/ou contributive. Ainsi, Nick Seaver, a identifié une tendance chez les professionnels du machine learning à mobiliser des "métaphores pastorales", comme le fermier ou le garde forestier, pour expliquer leur travail dans la curation de contenu. Ils considèrent travailler dans des parcs, des fermes et jardins, c’est-à-dire, des espaces pastoraux sur lesquels on conduit, guide, prend en main et manipule. Il conclut : "l'analyse de ces métaphores nous aide à interpréter la manière dont les auteurs de recommandations musicales conçoivent leur pouvoir et leur responsabilité par rapport aux objets de leur travail et à la musique en général6".

Notes

  1. Tidline, T. (1999). The Mythologiy of Information Overload. Library trends, 47(3), 485-506.

  2. À ce sujet, Jean-Samuel Beuscart et Samuel Coavoux préfèrent d’ailleurs parler de "fabrique d’attachement" à la place d’engin pour attirer des victimes. Leurs travaux démontrent que les auditeurs ne sont pas passifs dans leurs parcours d’écoute et que nous sommes loin d’une domination des algorithmes dans le domaine de la musique.

  3. Seaver, N. (2022). Op. cit., page 84.

  4. Seaver, N. (2022). Op. cit., page 155.

  5. Lakoff, G., & Johnson, A. (2003). Metaphors we live by. The University of Chicago Press.

  6. Seaver, N. (2022). Op. cit., page 21.