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Pourquoi les usagers se démultiplient-ils sur les plateformes numériques ?

Les utilisateurs diversifient leur présence sur les plateformes pour gérer différents aspects de leur vie, jouer avec la visibilité de leurs échanges et minimiser le coût de leur engagement.

Si l’on compte le nombre de profils, pages et comptes que nous avons actuellement, nous constatons que nous ne nous limitons pas à une seule plateforme ou application. Ceci malgré les efforts des entreprises du numérique pour centraliser leurs services en offrant de plus en plus d’outils sur un seul espace. Chaque utilisateur attribue une place différente aux plateformes, en fonction de ses pratiques, besoins et capacités techniques. Par exemple, Elon Musk avait annoncé son plan de transformer Twitter en "everything app". Rebaptisée, X devient peu à peu une application qui – à l’image de WeChat en Chine – regroupera en un seul endroit les fonctionnalités de réseau social, des services de messagerie et, dans un futur proche, de paiement. Rien de nouveau car les plateformes cherchent à tout engloutir dans un double mouvement de décentralisation des caractéristiques de la plateforme (par la fonction de partage, par exemple) et de centralisation des données des utilisateurs, invités à rester connectés le plus longtemps possible1.

Du côté des usages, cela ne fonctionne pas toujours comme prévu par les concepteurs (et tant mieux!). Les utilisateurs ne se contentent pas d’une seule plateforme et sont présents sur une multitude de services et d’applications offrant des fonctionnalités similaires. Combien de services et d’applications de messagerie utilisez-vous actuellement ? Sur quelles plateformes écoutez-vous de la musique ? Sur quelle application regardez-vous des vidéos ? Cet article s’intéresse ainsi à la façon dont les utilisateurs se démultiplient sur les plateformes numériques à travers un angle particulier. Souvent abordé par des perspectives informatiques2, commerciales3, socioéconomiques4 ou culturelles5, nous proposons d’observer ce phénomène du point de vue des usages. Dans un premier temps, ce texte présente les raisons pour lesquelles les usagers se démultiplient sur les espaces numériques, puis il démontre ce que l’usage multiplateforme révèle en matière de perméabilité : plutôt qu’une centralisation du contenu sur un seul espace, les utilisateurs préfèrent faire circuler les informations, les images et les morceaux de musique. L’hypothèse est simple : malgré le fait que les géants du numérique dominent - largement - le paysage et souhaitent devenir de plus en plus holistiques, les utilisateurs font usage de plusieurs plateformes simultanément et jouent avec les possibilités offertes par chacune d'elles, en détournant leur fonctionnalité si nécessaire, et font circuler un même contenu sur une pluralité de comptes, pages et profils.

Se démultiplier sur le web

L’usage multiplateforme révèle tout d’abord le caractère « multi » des utilisateurs, qui se démultiplient pour gérer différents aspects de leur vie ou les projets auxquels ils sont engagés. La fracture entre « vie personnelle » et « vie professionnelle » est la plus évidente. Nous n’abordons pas les mêmes sujets – ou en tout cas pas de la même façon – sur Instagram et sur LinkedIn. En revanche, cela peut être nuancé par le fait que, sur certaines plateformes, nous sommes connectés avec des personnes avec lesquelles nous entretenons des liens forts de sociabilité (famille, voisins, amis). Tandis que, sur d’autres plateformes, nous sommes connectés avec des personnes partageant des goûts et des opinions similaires, sans nécessairement tenir compte de la proximité géographique ou des liens familiaux ou affectifs. L’algorithme ne nous propose pas les mêmes amis sur Facebook et sur X/Twitter, par exemple, et nous ne suivons pas les mêmes comptes partout.

Ensuite, les utilisateurs jouent avec ce que le sociologue Dominique Cardon appelle « visibilité en clair-obscur6 ». La vitalité des services numériques vient des fonctionnalités d’échange, d’interaction et de partage, ce qu’il résume par une entreprise délibérée de mise en conversation des contenus numériques. Cardon fait une distinction entre « forme de commentaire » et « forme de conversation » afin de différencier ce qui relève du caractère public des discussions et privé des échanges7. Facebook et de X/Twitter donnent à voir les interactions entre utilisateurs, qu’elles soient collectives ou individuelles. Ces plateformes laissent publiquement visibles et par défaut le réseau d’abonnés des utilisateurs et certaines de leurs interactions (mentions « j’aime », commentaires et partages). Sur X/Twitter notamment, l’activité des utilisateurs était facilement retrouvable dans les onglets « Tweets », « Tweets et réponses », « Médias » et « J’aime » de chaque profil8 ; les interactions, à l’exception des directs messages, se situent du côté public. À l'inverse, sur Instagram elles sont du côté privé, car depuis longtemps il n’est plus possible de suivre les activités des autres utilisateurs sur cette plateforme. L’usage multiplateforme est une manière de jouer avec la visibilité des échanges en ligne.

Finalement, les plateformes conservent souvent des fonctionnalités centrales et consensuelles entre leurs utilisateurs. Le concept de « jargon de plateforme » vise à capturer cette réalité : « each social media platform comes to have its own unique combination of styles, grammars and logics, which can be considered as constituting a ‘platform vernacular’, or a popular (as in ‘of the people’) genre of communication9 ». Par exemple, bien que YouTube ait consolidé sa position en tant que plateforme de vidéos, il est désormais également possible de publier dans le fil d’actualité ou au format stories. De plus, les vidéos peuvent être partagées sur d’autres plateformes comme Facebook, Instagram et Twitter. À cela s'ajoutent deux caractéristiques de YouTube. D’une part, historiquement, YouTube a été lancé en 2005 comme une plateforme dédiée aux vidéos, et toutes ses mises à jour ont maintenu cette fonctionnalité centrale. D’autre part, sur le plan technique, le design de YouTube continue de privilégier la publication (en haute résolution), le visionnage et le partage de vidéos, bien que désormais, il soit également possible de publier et d’interagir avec des images fixes (illustrations et photographies) et du texte.

En outre, les utilisateurs peuvent facilement se démultiplier car le coût d'inscription est souvent nul. Comme l'expliquent Gérôme Guibert, Franck Rebillard et Fabrice Rochelandet10, les utilisateurs non payants sont en réalité subventionnés par une autre partie du modèle d'affaires (publicité, vente de services) ou par un segment d'utilisateurs freemium. Le modèle freemium est gratuit au départ, mais limite certaines fonctionnalités à un abonnement payant. Ainsi, la présence de publicité ne semble pas être un frein à l'utilisation des réseaux sociaux, tant que le coût d'inscription reste faible. Cependant, il est important de noter que la publicité sur ces plateformes prend souvent la même forme que le contenu produit par les utilisateurs, ce qui contribue à brouiller la perception du modèle commercial des plateformes comme Instagram, Twitter et YouTube. Cela ne se limite pas aux plateformes de réseaux socionumériques, car les formules avec publicité apparaissent également dans les services de streaming. Par exemple, depuis novembre 2022, Netflix propose aux utilisateurs des abonnements à prix réduits (5,99 €/mois au lieu de 13,49 €/mois) en échange de la diffusion de publicités.

En conclusion, la démultiplication de soi sur les espaces numériques se comprend comme le résultat d'une action délibérée des utilisateurs qui sélectionnent différentes plateformes pour exploiter divers aspects de sa vie ; pour modeler le contenu en fonction de sa visibilité ; pour s'adapter à la fonctionnalité consensuelle définie par les usagers ; et tout cela avec un coût d'inscription minimal. Cette démultiplication est surtout le résultat d’une plateformisation généralisée de tous les aspects de la vie sociale : on assiste à une réorganisation de la logique de production et de distribution des industries culturelles, des secteurs économiques et des acteurs médiatiques autour des plateformes – l’objet des Platform Studies11.

Perméabilité entre plateformes

D’un point de vue des usages, être multiplateforme désigne la façon inventive12 dont les utilisateurs naviguent entre différentes plateformes, révélant une perméabilité qui n'est pas nécessairement anticipée ni favorisée par les concepteurs. Cela montre que même si les utilisateurs se démultiplient sur diverses plateformes, ces espaces restent interconnectés et partagent des points communs. En analysant le design des plateformes, Van Dijck, Nieborg et Poell analysent la situation de monopole des plateformes. En utilisant l’exemple de Facebook qui détient une famille d’applications (Instagram, WhatsApp, Messenger), ils attirent l’attention sur le fait que ces compagnies forment un « écosystème intégré en ligne13 ».

L'usage généralisé des captures d’écran est un exemple intéressant qui illustre cette perméabilité entre plateformes. En transformant divers contenus en images à l’aide de téléphones portables, tablettes ou ordinateurs, les utilisateurs font circuler des publications, des morceaux de musique, des articles de presse, des notes, ainsi que des échanges issus d’espaces privés (messages directs). Par exemple, bien qu’il soit techniquement possible de publier sur X/Twitter depuis Instagram, l’inverse n'est pas permis. Cependant, cela n’empêche pas les tweets de circuler sur Instagram : les utilisateurs prennent des captures d’écran des tweets et les partagent sur Instagram, intégrant ainsi des contenus d'une conversation initiée sur une autre plateforme. Les fonctionnalités récentes d'Instagram, comme les Stories (2016) et Reels/IGTV (2020), témoignent également de cette perméabilité, avec des publications issues de Snapchat et TikTok qui circulent facilement sur Instagram, influençant les tendances et les codes de cette plateforme. Malgré leur concurrence commerciale, ces plateformes peuvent dialoguer et même se compléter du point de vue des usages.

Se focaliser sur une seule plateforme pour comprendre les usages d'un public serait extrêmement réducteur. Par exemple, une étude de réception de la consommation des biens culturels révèle que les utilisateurs ne se limitent pas à un seul format. Les œuvres culturelles deviennent des sujets de conversation sur les plateformes, et comme toute bonne discussion, elles se propagent et circulent d’une plateforme à l’autre, d’un format à l’autre. Même si les plateformes VOD limitent le partage de leur contenu sur les réseaux sociaux (nous ne pouvons pas faire une capture d’écran sur Netflix par exemple), les utilisateurs font preuve de créativité en créant et partageant des mèmes et des GIFs inispirés de leurs films et séries préférés. Une fois de plus, la valorisation de la production amateure, potentielle grâce au numérique, devient centrale dans cette appropriation des objets culturels. Le public s’intègre à l’œuvre par le partage de liens et l’encouragement des échanges. Dans ce contexte, la mise en ligne devient presque une forme de création en soi : couper, changer, accentuer, recadrer.

Les applications de streaming musical ont rapidement compris cette porosité des plateformes. Les fonctionnalités de partage de contenu sur ces applications ont été bien intégrées, permettant à l’utilisateur de facilement partager avec ses amis et abonnés le morceau qu’il est en train d’écouter. Les utilisateurs peuvent également partager des rétrospectives de l’année, comprenant le bilan des artistes, des morceaux et des albums les plus écoutés au cours des 365 derniers jours. Par exemple, depuis 2016, Spotify publie chaque début décembre une compilation des données d'activité de ses utilisateurs sur la plateforme et les invite à les partager sur les autres plateformes.

Cette réflexion sur la perméabilité entre plateformes doit prendre en compte les limites sociotechniques des utilisateurs (préférant les services gratuits malgré la publicité) et des entreprises du numérique (s’efforçant de protéger leur contenu et modèle d’affaires). Envisager la capacité d’agir des utilisateurs « requiert de combiner une analyse précise de l’activité structurée par les sites avec une compréhension plus large des logiques d’action, des ressources et des contraintes des participants14 ». Ainsi, l'appropriation par les usagers révèle non seulement ce qu'il est techniquement possible de faire, mais aussi ce qu'il est possible de contourner. Cela va de pair avec les avancées des TICS15, qui permettent l’enregistrement, le traitement, la publication et l’archivage des images et vidéos à moindre coût. Nous assistons à une miniaturisation des appareils favorisant la polyvalence, l’interactivité et le nomadisme des utilisateurs. La baisse des coûts d'achat, la diversité de l’offre de formation et la convivialité des outils expliquent également ce recours massif aux TICS. Cependant, cela soulève des questions sur les contraintes sociotechniques comme entrave à la démultiplication des utilisateurs sur les plateformes. Comme l’évoque Jen Schradie16, l’accès et la maîtrise de l’informatique connectée restent conditionnées par la disponibilité d’une connexion Internet, les compétences pour comprendre le fonctionnement des structures numériques, le sentiment d’être habilité à s’exprimer et le temps disponible pour consommer et produire du contenu.

Notes

  1. Anne Helmond a étudié l’expansion des frontières de Facebook à partir des API (Interfaces de programmation d’applications) et démontre comment le modèle économique et l’infrastructure de la plateforme cherchent à devenir dominants par design.

    Helmond A., Nieborg D.B., Vlist F.N. van der (2019). « Facebook’s evolution: development of a platform-as-infrastructure », Internet Histories, 3, n° 2, p. 123-146.

  2. Nieborg, D. B., & Helmond, A. (2019). The political economy of Facebook’s platformization in the mobile ecosystem: Facebook Messenger as a platform instance. Media, Culture & Society, 41, n°2, p.196-218.

  3. McIntyre, D. P., & Srinivasan, A. (2017). Networks, platforms, and strategy: Emerging views and next steps. Strategic Management Journal, 38(1), 141-160. https://doi.org/10.1002/smj.2596

  4. Casilli, A. A. (2021). En attendant les robots: Enquête sur le travail du clic. Éditions du Seuil.

  5. Nakamura, L. (2008). Digitizing race: Visual cultures of the Internet. University of Minnesota Press.

  6. Cardon, Dominique. (2008). « Le design de la visibilité ». Reseaux 152(6):93‑137.

  7. Cardon, Dominique, et Christophe Prieur. (2021). « La sociabilité peut-elle s’exhiber dans l’espace public numérique ? » dans Les liens sociaux numériques. Malakoff, France: Armand Colin, p. 261‑279.

  8. Depuis juin 2024, X/Twitter permet aux utilisateurs de rendre leurs mentions "J'aime" privées, les rendant ainsi invisibles aux autres utilisateurs.

  9. Gibbs, M., James Meese, Michael Arnold, Bjorn Nansen, et Marcus Carter. (2015). « #Funeral and Instagram: death, social media, and platform vernacular ». Information, Communication & Society 18(3):255‑68.

  10. Guibert G., Rebillard F., Rochelandet F. (2016). « Chapitre 3. Infomédiation et plateformes numériques », dans Média, culture et numérique, Armand Colin, Malakoff, p. 81‑117.

  11. Poell T. (2020). « Three Challenges for Media Studies in the Age of Platforms », Television & New Media, 21, n° 6, p. 650-657.

  12. Millerand F., Proulx S., Rueff J. (2010). Web social: mutation de la communication, Presses de l’Université du Québec, Québec, Canada.

  13. Van Dijck J., Poell T. (2015). « Social Media and the Transformation of Public Space », Social Media+Society, 1, n° 2, p. 1-5.

  14. Beuscart J.-S., Flichy P. (2018). « Plateformes numériques », Reseaux, 212, n° 6, p. 17.

  15. Méadel C. (2019). « Une histoire de l’usager des technologies de l’information et de la communication (TIC) », Le Mouvement Social, 268, n° 3, p. 29-44.

  16. Schradie, J. (2022). L’illusion de la démocratie numérique: Internet est-il de droite ? Quanto : EPFL Press.