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  • 20-07-2023
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      Éthique du numérique

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Éthique du numérique

Où est le public du métavers ?

Compte rendu de la journée d'étude “L’avenir de la médiation technologique dans le journalisme et les médias”, organisée par le Carism, avec la Chaire PcEn, à l'université Paris Panthéon-Assas.

Depuis que le métavers a jailli dans l’espace médiatique en octobre 2021 – avec Facebook devenu Meta – cette technologie émergente fait l’objet de nombreuses prises de paroles et d’investissements financiers substantiels, sans pour autant que ses applications concrètes ne soient explicitées. Le métavers semble ainsi un objet labile, en construction, en débat et en devenir. Dans ses représentations qu’elles soient issues de la science-fiction ou émanent des propositions industrielles, le terme recouvre une large hétérogénéité de technologies (NFT, blockchain, IA, etc.), d’acteurs (politiques, chefs d’entreprises, professionnels, etc.) et de domaines (art, luxe, immobilier, éducation, etc.), non nécessairement articulés1. Une journée d’étude a réuni chercheurs en sciences humaines et sociales, professionnels du secteur et représentants des institutions publiques pour amorcer une discussion sur les possibilités, les limites et les particularités du rapprochement entre médias et métavers.

Ce compte rendu2 se concentre sur un aspect qui a traversé les différentes communications, conférences et tables rondes: le public ou l’audience, recherché, souhaité mais guère mobilisé. Toute innovation lors de ses phases de démarrage est porteuse de différentes conceptions de ses usages et usagers qui s’inscrivent, comme l’a montré Madeleine Akrich, dans tout « décision prise en cours de conception (et qui) opère un partage des compétences et des attributions entre l’objet, son utilisateur, et un ensemble de dispositifs techniques et sociaux qui constituent leur environnement3 ». Avec le métavers, le public apparaît de manière fuyante et difficilement saisissable4, les intervenants rendant opératoires5 leurs discours sur l’avenir de la médiation technologique, sans réellement l’incarner. Tel qu’un ventriloque6 avec son pantin, on parle du public à sa place et en son nom. Les récits sur le métavers s’appuient, comme le notent Hugo Jeanningros et Michel Marcoccia, sur des « anticipations fictionnelles » – expression de Jens Beckert – c’est-à-dire des discours aptes à présenter les innovations comme désirables et inévitables.

Le public dans la construction des récits immersifs

David Dowling, professeur à l’université de l’Iowa, évoque la manière dont les jeux vidéo ont contribué à faire de l’actualité une expérience pour les joueurs. Comme avec ReConstruire Haïti, le reportage-fiction multimédia créé par Rue 89 sur la reconstruction de l’île après le séisme de 2010. Cette expérimentation place le public en situation de reporter, invité à faire des choix sur différents chantiers prioritaires dans la reconstruction du pays. De manière interactive, il agit comme un journaliste sur le terrain et interagit avec les informations qui lui parviennent. Les créateurs envisagent ainsi le public comme actif dans la réception des contenus immersifs et/ou connectés.

Cette manière d’appréhender la réception des médias n’est pas nouvelle. Dans ce cas, il ne s’agit pas seulement d’interprétation, mais aussi d’expérimentation, pas seulement de la manière dont on consomme l’information et l’interprète, mais aussi de la faire discuter, et même d’une certaine manière de la produire. Le public actif est capable de vivre une expérience avec le journaliste, de prendre des décisions, de développer un sentiment d’empathie vis-à-vis du sujet abordé. Dans le jeu mobile Bury Me, My Love, par exemple, le public est plongé dans le parcours réel d'un réfugié syrien migrant. Inspiré à l'origine par l'article du Monde de Lucie Soullier, l’histoire est racontée dans une version revisitée de l'interface WhatsApp : « plutôt que de recréer un univers visuellement orné pour simuler cette expérience, les développeurs ont conçu le jeu du point de vue des échanges entre le migrant et son entourage ». Dowling estime ainsi que le format « newsgame » est particulièrement intéressant pour promouvoir la justice sociale7.

Combiner la conception des jeux vidéo et le contenu journalistique est aussi une manière de faire de la pédagogie sur le caractère systémique de certains faits d’actualité. Florent Maurin, journaliste et fondateur de Pixel Hunt, évoque la conception du jeu « Primaires à gauche. Jouez votre campagne », conçu avec Nabil Wakim (Monde.fr), Renaud Boclet et Loïc Normand (KTM Advace). De manière ludique, l’utilisateur se met dans la peau d'un candidat pour remporter l'investiture, ce qui lui permet de comprendre les spécificités d’une campagne : « dans le jeu il fallait incarner un candidat et mettre en place une stratégie. Pour cela, nous avons décortiqué le paysage de la primaire et décalqué les stratégies employées pour les transformer en stratégie de jeu. Chaque semaine on pouvait ajouter de nouveaux personnages et de nouvelles actions ».

Chercher le public là où il est/serait présent

Les médias donnent à voir un « public potentiel » qui manifeste un intérêt pour le métavers en tant qu’innovation technologique. Romain Gouloumes revient sur la création de 20 Mint, un magazine gratuit entièrement consacré au Web3. Avec Laurent Bainier, ils ont financé la création de projets à travers la vente de 999 machines à écrire au format NFT. Le lien avec l’audience est nourri depuis Discord, une plateforme qui facilite des échanges en direct au format vidéo, audio et texte. Cette communauté reste cependant très segmentée et spécialisée, car elle regroupe plutôt des consommateurs de jeux vidéo et de culture geek. Les jeunes sont visés et, comme le notent Lavinia Rotili, Antonin Descampe et Nathalie Pignard-Cheyne8, ils sont également un vecteur de transformation des pratiques professionnelles. Particulièrement, de ceux et celles qui arrivent dans les écoles de journalisme et essaient de concilier leurs pratiques culturelles avec les valeurs déontologiques de la profession. Un équilibre entre créativité, divertissement, enjeu démocratique du journalisme et contraintes économiques reste à organiser.

Trouver un public pour le métavers semble un travail de long terme. Gilles Freissinier, directeur du développement numérique chez Arte, développe la manière dont la chaîne franco-allemande se donne pour objectif de comprendre les usages et d’atteindre le public là où il se trouve. Au-delà d’une « chaîne publique de documentaire », Arte est ainsi devenue une plateforme diversifiant ses supports (télévision, radio en ligne, applications, réseaux socio- numériques, etc.) et qui s’affirme dans la production d’œuvres nativement numériques. Le métavers reste, pour l’instant, une anticipation, une manière de prévoir comment les contenus immersifs seront consommés et les opportunités qu’ils ouvrent pour les créateurs et producteurs. Le moment venu, les conditions doivent exister pour que le public retrouve un imaginaire collectif européen bien établi dans le métavers.

L’enjeu de souveraineté n’est pas simple à résoudre. Sophie Balcon-Fourmaux et Franck Rebillard, chercheurs à Université Sorbonne-Nouvelle, montrent que l’émergence, en France, d’une filière de journalisme immersif se fait grâce aux plateformes étrangères. Pour créer, produire et diffuser du contenu immersif, France Télévision fait travaillerune série d’acteurs externes pour la création graphique, l’animation et le développement 3D interactif. Certaines de ces entreprises, comme les américaines Unity et Epic Games, sont en position dominante sur le marché international et centralisent une grande partie des solutions et moteurs nécessaires au domaine. De même, pour la diffusion en ligne, les acteurs médiatiques n’assurent désormais plus totalement le contact avec les utilisateurs. Ainsi, la direction de l’innovation et la direction de sports de France télévision se sont associées pour créer un plateau virtuel pour l’émission Stade 2 (France 3). Pour y accéder, le public doit faire appel à des plateformes spécialisées, comme VRchat.

BtoB et BtoC : vers le public ?

Les usages du métavers semblent encore loin d’applications grand public, mais cela ne veut pas dire que des initiatives ne soient pas en développement comme le montrent des exemples d’usage de technologies immersives, virtuelles et connectées dans les domaines de l’architecture, de la santé et de la sécurité. Julien Pillot, chercheur et économiste à l’Inseec Grande École, considère qu’il y a un marché professionnel business to business ; certaines simulations préparent les professionnels à agir rapidement (et donc gagner en efficacité) quand un événement réel se produit. Autre exemple : l’armée s’entraîne pour les situations de prise en otage de victimes. Ces usages sont encore loin du public ordinaire. Selon Julien Pillot, la démocratisation du métavers (B to C) passera entre autres par la consolidation d’un modèle d'affaires hybride que proposera au public une expérience sans frontières entre les dimensions en ligne et hors ligne : par exemple acheter une paire de baskets dans une boutique au centre-ville et pouvoir télécharger le même produit en version numérique.

Martin Signoux, Public Policy Manager chez Meta, rappelle que l’entreprise a commencé à investir dans le métavers dès 2014 avec l’idée que le métavers est aussi disruptif que l’Internet à ses débuts. L’entreprise cherche à perfectionner la technologie dans le temps long, avec des investissements et de la recherche scientifique. Il estime donc normal qu’Horizon Worlds (un software) et Meta Quest (lunettes connectées) ne soient toujours pas un succès auprès des utilisateurs. Pour Martin Signoux, le développement de nouvelles technologies nécessite plusieurs années. En outre, pour Meta, le métavers n’est pas un « lieu », mais de la réalité virtuelle. Le coût des équipements et les risques sanitaires sont ainsi des freins pour l’adoption généralisée. Un rapport de l’ANSES étudie l’impact de l'exposition de la population à ces technologies émergentes et démontre que certains utilisateurs développent après quelques minutes d’exposition des effets indésirables (fatigue visuelle, maux de tête, nausées, etc.).

L’adhésion au métavers – en tant que technologie de réalité virtuelle – suscite des questionnements d’ordre environnemental, social et politique. La propriété intellectuelle est par exemple l’une des questions qui s’imposent : de quelle manière appliquer le droit d’auteur au sein du métavers ? Pour Didier Wang, chef du département d’Innovation et technologies de l’Arcom, l’autorité de régulation entend accompagner la transition vers les technologies immersives dans le but d’anticiper des comportements illicites, fraude, harcèlement, violence basée sur le genre, désinformation, s’inspirant pour cela de ce qui est déjà fait en matière de régulation des plateformes de réseaux socio-numériques.

Victor Vincent, doctorant à l’Université de São Paulo, insiste sur la dimension éthique du Métavers par le biais des avatars grâce auxquels les utilisateurs existent dans un corps de l’autre côté de l’écran9. Insérer l’utilisateur dans l’espace-temps du métavers est, selon Angélica Cabrera Torrecilla, chercheuse à l’Université de Cardiff, un changement anthropologique majeur : « le métavers a besoin d’une extension spatiale énorme et variée pour remplacer le monde physique, mais sa diversité est totalement abstraite ». Ce qui rend son environnement numérique intéressant pour le divertissement, mais incertain pour la construction des récits non fictionnels. Peu importe que les événements se déroulent dans un espace ou un autre, ce qui importe est l’événement lui-même.

Un public transnational et fracturé

La présence de chercheurs et professionnels brésiliens a fait ressortir une fracture au sein du public. Comme note Tristan Mattelart, professeur à l’université Paris-Panthéon-Assas, les créateurs de nouvelles technologies sont majoritairement issus des pays du Nord (États-Unis et Europe) et les récits qu’ils produisent dominent le paysage des pays non occidentaux. Dans ce cadre, les utilisateurs sont-ils du sud ou du nord ? Quelles langues parlent-ils ? Quelles sont les conditions économiques dans lesquelles ils s’inscrivent ? Qui a les moyens de représenter qui ? Un groupe d’entreprises, principalement nord-américaines, domine le paysage de la création immersive – à l’image de ce que les GAFAM sont pour le Web 2.0 – ce qui pose des problèmes pour la production et la réception des contenus. La première fracture mesure donc l’inégalité entre producteurs et consommateurs à l’échelle internationale.

Selon Izabela Moi, la deuxième fracture est une fracture informationnelle, qui correspond à la concentration de contenus sur les populations qui vivent au centre (des villes, des espaces de pouvoir) alors que les marges sont délaissées (et souvent plus nombreuses). La journaliste, fondatrice de l’agence brésilienne Mural, rappelle que son audience est loin du Métavers, car le manque d’éducation à l’information et le difficile accès aux technologies sont des entraves réelles. Mural est une agence d'information qui depuis une dizaine d’années fait exister dans le paysage médiatique des populations qui vivent dans la périphérie de la ville de São Paulo. Pour trouver leur public, les journalistes démultiplient les canaux de diffusion de contenu, avec des correspondants locaux, des haut-parleurs qui diffusent des informations, ou des capsules audio envoyées depuis le service de messagerie WhatsApp.

La troisième facture vient de la responsabilité des plateformes face à la manière dont l’information circule. Nina Santos, chercheuse à l’Instituto Nacional de Ciência e Tecnologia em Democracia Digital (INCT.DD) et coordinatrice de l’association *desiformante, explique que 93% des Brésiliens qui utilisent Internet font appel aux services de messagerie pour communiquer. Ce qui impacte directement la manière dont l’information circule et est partagée, car dans un pays où les forfaits de téléphone coûtent cher et ont un nombre de données Internet limitées, les applications comme WhatApp deviennent une façon économique de s’informer. En revanche, les utilisateurs n’ouvrent que très rarement des liens externes (vers des articles, vidéos, podcasts) et c’est alors la personne qui envoie l’information qui devient la source. Ces caractéristiques permettent de nourrir une discussion sur la régulation des espaces décentralisés et cryptés. Ce qui fait écho à la conférence de Vitor Blotta et Gilson Schwartz, professeurs à l’Université de São Paulo, sur la manière dont les nouvelles technologies reconfigurent l’espace public et transforment le rapport des citoyens aux instances démocratiques.

Notes

  1. Jaércio da Silva et Cécile Méadel, « Imagining an infinite world? Mapping the metaverse in public space », Web 3, Metaverse and Management: new theoretical issues and new practices, Paris, 22 juin 2023.

  2. Ce compte rendu a été possible grâce au travail de synthèse de Lisa Bégouin et Josselin Lucké, étudiants en première année de master à l’Institut français de presse.

  3. Madeleine Akrich, « De la sociologie des techniques a une sociologie des usages : l’impossible intégration du magnétoscope dans les réseaux câbles de première génération », Techniques et Culture, n°16, 1990, pp. 83-110.

  4. Jean-Pierre Esquenazi, Sociologie des publics, Paris : La Découverte, coll. « Repères », 2003.

  5. Cécile Méadel, La Réception, Paris : CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2010.

  6. Daniel Dayan, « Les mystères de la réception ». Le Débat, n° 71, 1992, pp.141-157.

  7. David Dowling, The gamification of the journalism. Innovation in Journalistic Storytelling, Milton Park: Routledge, 2020.

  8. Lavinia Rotili, UC de Louvain, Antonin Descampe, UCLouvain et Nathalie Pignard-Cheyne Université de Neuchâtel.

  9. Étienne Armand Amato et Étienne Perény, « Questionner les incarnations médiatiques et formes d’avatarisations : approches et démarches », Hybrid, n°9, 2022.