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  • 28-02-2024
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Les artistes émergents dans les playlists éditoriales de Spotify

Analyse de la place des artistes émergents et de leurs caractéristiques sur un échantillon de playlists éditoriales Spotify.

Un article rédigé par Lena Laqueyrerie, Claire Thireau et Geoffrey Zandi, édité par Julien M'Barki.

En septembre 2023, Deezer annonçait une collaboration avec Universal Music Group (UMG) afin de répartir différemment les revenus des streams. La nouvelle méthode de calcul, « artist-centric », se donne pour objectif de « mieux rémunérer les artistes et la musique que les fans apprécient le plus »1. Les nouvelles règles du jeu attribuent un double bonus aux artistes comptabilisant à minima 1 000 écoutes par mois, d’au moins 500 auditeurs distincts. De la même manière, un bonus s’applique sur les « chansons qui génèrent un engagement actif des fans », désignant les morceaux écoutés à la suite d’une recherche spécifique des utilisateurs, ou ajoutés à des playlists.

Si Deezer et UMG se félicitent de ce nouveau mode de fonctionnement, tous les acteurs de l’industrie ne sont pas convaincus, et s'interrogent sur le sort et la rémunération des artistes émergents pour lesquels la communauté de fans n’est que naissante, et qui ne disposent pas d'une solide notoriété. Ce système récompensant les artistes déjà populaires conduit-il à un cercle vicieux qui renforce les inégalités entre artistes ? Chez @music_zone, on parle d’un « ruissellement vers le haut de la pyramide », en ajoutant que ce système risque de « [ponctionner] la longue traine pour abonder encore un peu plus les caisses des 1 % d’artistes qui captent déjà 90 % du gâteau »2.

Avec ce système de répartition des revenus, la question des conditions de la popularité et de la visibilité des artistes, se retrouve, plus encore que d'habitude, au cœur de l'actualité. Les plateformes musicales n'ont plus seulement une fonction de distribution, mais également une mission de recommandation de contenus auprès de leurs utilisateurs. Outre les recommandations algorithmiques personnalisées, les plateformes mettent à disposition de leurs abonnés des playlists éditoriales, actualisées quotidiennement.

Considérées comme « l’eldorado du monde de la musique »3, les playlists éditoriales de Spotify constituent un des vecteurs privilégiés de la mise en avant de certains artistes. Figurer dans une playlist éditoriale permet d’élargir considérablement la visibilité de l’artiste dont la musique a été sélectionnée. Comme le souligne Antoine Monin, directeur général de Spotify France, les éditorialistes « font un choix éditorial, ils croient à des projets »4. Mais les critères de cette éditorialisation ne sont pas toujours clairs pour les artistes concernés et la place qu'y occupent les artistes émergents peu transparente.

Méthodologie

Nous avons travaillé sur un échantillon de 206 playlists éditoriales (parmi 2000) provenant de l’API de Spotify5, comprenant 15 798 pistes. Certains morceaux et certains artistes sont présents à plusieurs reprises. On retrouve donc sur ces playlists 12 185 morceaux et 6 841 artistes distincts. Cet échantillon a été construit à partir des catégories disponibles dans l’onglet « Parcourir tout » de l’interface de Spotify, les catégories qui ont été prises en compte sont : « Afro », « Electro », « Jazz », « Rap », « Reggae », « RnB », « Rock » et « Variété ». L’ensemble des playlists faisant partie de ces catégories constituent l’échantillon. Des morceaux appartenant à des playlists référencées dans ces catégories, peuvent également appartenir à d’autres genres musicaux : par exemple, on recense 269 morceaux s’apparentant à la musique dite « classique », soit 1.70% de l’échantillon total.

Une variable « artiste émergent » a été constituée en prenant comme repère l’année de sortie du premier album de chaque artiste. Nous avons calculé depuis combien de temps leur premier album est sorti. En observant la distribution de cette variable, nous avons défini comme « artiste émergent » tous ceux dont l’ancienneté appartient au dernier décile (les 10% les moins anciens) Ce seuil est de 2 ans. Ainsi, les artistes « émergents » sont définis comme étant ceux qui ont sorti leur premier album6 il y a deux ans ou moins.

D'autres variables ont été exploitées dans la réalisation de cet article :

  • La popularité des artistes. Désigne la popularité sur une échelle de 0 à 100 (calculée à partir de la popularité de tous ses morceaux).
  • La mesure de l’acoustique des morceaux, qui fait la distinction entre les sons acoustiques naturels (par exemple, guitare acoustique, piano, voix humaine non traitée, qui augmentent la mesure de l’acoustique) et les sons essentiellement électroniques (par exemple, guitares électriques, synthétiseurs, voix transformées, qui diminuent la mesure de l’acoustique).
  • L’instrumentalité des morceaux. Prédit si un morceau ne contient pas de son de voix. Quand la valeur se rapproche de 1 alors la probabilité que le morceau ne contienne pas de voix est forte.
  • La valence des morceaux. Mesure de 0 à 1 décrivant si le morceau a une atmosphère négative ou positive. Plus la valence est élevée, plus l’atmosphère du morceau est positive. Elle est mesurée par intelligence artificielle à partir de données sur la valence attribuées à un petit échantillon de morceaux, par des experts du domaine musical.
  • La durée des morceaux.
  • La « liveness » des morceaux. Détecte la présence d’une audience dans l’enregistrement. Si la valeur est supérieure à 0.8 alors nous avons une forte probabilité que le morceau soit un live.
  • La « speechiness » des morceaux. Détecte la présence de mots parlés dans une piste. Plus l'enregistrement est exclusivement vocal (par exemple un livre audio), plus sa valeur est proche de 1. Les valeurs supérieures à 0.66 décrivent des pistes qui sont probablement composées uniquement de paroles. Les valeurs comprises entre 0.33 et 0.66 décrivent des pistes qui peuvent contenir à la fois de la musique et de la parole. Les valeurs inférieures à 0.33 représentent probablement de la musique sans parole.
  • Explicité des morceaux. Variable binaire qui désigne si un morceau comporte des termes « vulgaires » ou non.
  • Nombre de followers de la playlist dans laquelle le morceau est intégrée.

Les artistes émergents, une présence globale minoritaire mais plus marquée dans les playlists les plus populaires

Les artistes émergents ne constituent que de 9% du contenu des playlists éditoriales. Alors que les artistes installés, sont présents dans toutes les playlists de notre échantillon, les émergents ne sont présents que dans 65% d'entre elles.

Cependant, en moyenne, les émergents sont placés dans des playlists ayant significativement plus de followers que les artistes installés : le nombre moyen de followers d’une playlist dans laquelle un émergent est placé est de 1 201 646.9, alors que pour les artistes plus anciens, ce nombre est de 853 641.9. Les émergents ne sont absolument pas exclus des playlists très suivies, bien au contraire : en moyenne, les émergents sont dans des playlists recensant plus de followers que leurs aînés. Par exemple, dans le domaine du rap et du R&B, l'artiste émergent Rundown Spaz figure sur la prestigieuse playlist « RapCaviar », suivie par 15 645 359 followers.

Les artistes émergents présents dans les playlists éditoriales appartiennent pour plus de la moitié des morceaux à un style musical7 s'apparentant à l'électro, à la pop et au jazz

La figure ci-dessous (Figure 1) illustre cette situation.

Figure 1 : Composition des playlists éditoriales en termes de styles musicaux, artistes émergents et installés pris séparément

Parmi les morceaux éditorialisés, ceux des artistes émergents se différencient de ceux de leurs aînés

Les résultats de cette section ont été obtenus grâce à l’utilisation d’une régression logistique (voir annexe 1) : toutes choses égales par ailleurs, les caractéristiques des morceaux d'artistes émergents et celles d'artistes installés divergent dans les playlists éditorialisées.

Ils sont plus tristes

La valence varie fortement entre les deux catégories d'artistes : plus la valence augmente, plus la probabilité que le morceau soit celui d’un artiste émergent diminue. Une augmentation d’une unité de la valence divise par 5 la probabilité que l’artiste soit émergent.

Ainsi on retrouve sur les playlists, les artistes pop émergentes SANTA et Charlotte Sands, avec leurs titres « Popcorn Salé » et « use me » qui ont des valences faibles, de 0.1 et 0.2. À l’inverse, parmi les artistes pop installés, on retrouve des artistes tels qu’Olivia Ruiz, dont le titre « J'traine des pieds » est mis en avant à deux reprises et dont la valence est de 0.8 (morceau joyeux).

Ils sont plus acoustiques et plus instrumentaux

Lorsque l’acoustique et l’instrumentalité des morceaux augmente d’une unité, les probabilités qu'il soit interprété par un émergent sont multipliées respectivement par 1.3 et 2.3, toutes choses étant égales par ailleurs.

Chez les artistes émergents, on trouve des morceaux comme « Salad » de Blondshell pour qui le niveau d’instrumentalité est élevé (0.793) alors que chez les artistes installés, on trouve par exemple le titre « We Found Love » de Rihanna et Calvin Harris dont l’instrumentalité est très basse (0.001).

Ils sont plus courts

Chaque minute additionnelle réduit de moitié les chances que l'artiste mis en avant soit émergent.

Si l’on prend des exemples des musiques électro, la divergence entre les émergents et les installés est flagrante : par exemple, les 11 morceaux des Daft Punk présents dans notre échantillon ont des durées longues, allant jusqu’à 7 minutes. À contrario, les morceaux des émergents PXSEIDON et Matt Sassari, ont des durées systématiquement inférieures à 2 minutes.

Ils sont plus explicitement « vulgaires »

Le classement du morceau comme contenant des paroles explicitement « vulgaires » multiplie par 1.3 la probabilité que l'artiste soit émergent.

Des effets d'auto-renforcement de la popularité des artistes émergents les plus populaires

Sans surprise, les artistes installés qui ont une longue carrière derrière eux, sont significativement plus populaires que les émergents : plus de la moitié des observations concernant les émergents ont un indice de popularité inférieur à 50, alors que chez les installés, la majorité des observations concernent des artistes dont la popularité est supérieure à 50 (Figures 2 et 3). Les émergents éditorialisés sont majoritairement des artistes ayant une faible popularité et leur éditorialisation peut contribuer à accroître leur popularité.

Moins attendu, on constate au sein de la population des artistes émergents un effet « winner takes all ». La popularité de l’artiste semble guider le choix des éditorialistes en ce qui concerne la playlist dans laquelle sa musique sera intégrée. A titre d'exemple, les émergents Le Rain-T et Slayeur Slace pour qui les indices de popularité sont encore faibles (32 et 29, sur une échelle allant jusqu’à 100), apparaissent dans la playlist « Rap Diggers », qui compte moins de 130 000 followers. Un émergent plus populaire, Rsko (indice de popularité de 60), apparait quant à lui sur la playlist « Fresh Rap », suivie par plus de 807 000 utilisateurs. Ces artistes, proches en termes de styles, mais n’ayant pas le même niveau de popularité originelle, sont placés sur des playlists aux mêmes thématiques, mais qui n’offrent pas la même visibilité.

En effet, les artistes émergents les plus populaires grâce à des phénomènes exogènes (effet « Tik Tok », « Star Academy » etc.) seront plus facilement placés dans les playlists éditoriales ayant le plus followers. C’est le cas de David Kushner, qui a gagné en popularité à la suite de la sortie de son single « Miserable Man » en 2022 car ce dernier est rapidement devenu viral sur TikTok. Cet artiste, encore émergent, a un indice de popularité très élevé, de 77, et apparaît sur la playlist « ALT NOW » qui compte plus de 552 000 followers. Autrement dit, plus un émergent est populaire, plus il a de chance d'être placé sur une playlist très populaire qui contribuera à accroître encore plus sa popularité.

Figure 2 : Popularité des artistes émergents (en %)

Figure 3 : Popularité des artistes installés (en %)

Ainsi, si les éditorialistes mettent en avant des artistes émergents, qui ne sont pas systématiquement exclus des playlists en vogue, les artistes les moins populaires au départ seront en moyenne dans les playlists leur offrant moins de visibilité.

Notes

  1. Wendel, J. (2023, 6 septembre). Universal Music Group et Deezer lancent le premier modèle de streaming musical centré sur l'artiste (Artist-Centric). Deezer Newsroom. https://newsroom-deezer.com/fr/2023/09/universal-music-group-et-deezer-lancent-le-premier-modele-de-streaming-musical-centre-sur-lartiste-artist-centric/

  2. Astor, P. (2023, 8 septembre). Le modèle « artist centric » de Deezer, un ruissellement vers le haut de la pyramide. @music_zone. https://musiczone.substack.com/p/le-modele-artist-centric-de-deezer

  3. Baldacchino, J. (2023, 11 octobre). Comment les playlists sont devenues l’eldorado du monde de la musique. France Inter. https://www.radiofrance.fr/franceinter/comment-les-playlists-sont-devenues-l-eldorado-du-monde-de-la-musique-8219958

  4. Ibid.

  5. https://developer.spotify.com/documentation/web-api

  6. Sur l’API de Spotify, le terme « album » regroupe à la fois les albums, les singles et les compilations. Donc est désigné comme 1e album la première œuvre mise en ligne par l’artiste.

  7. Dans notre échantillon, 2 563 observations n’ont pas de style d’artiste précisé, cela correspond à 16% de l’échantillon.