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  • 18-06-2024
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      Éthique du numérique

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Éthique du numérique

Le métavers, de quoi parle–t–on ?

Cette cartographie analyse les discours de professionnels, d’entreprises, d’autorités publiques et de chercheurs pour mieux comprendre ce que l’on entend par le terme métavers.

Les prises de parole sur le métavers se sont multipliées depuis 2021. L’utilisation du terme a explosé lorsque Facebook se l’est approprié en faisant un élément central de sa stratégie d’entreprise, ce qui a déclenché un grand nombre d’articles dans les médias et des prises de parole sur les réseaux socionumériques. Professionnels, experts, passionnés de technologie et personnes ordinaires s'expriment sur le sujet à travers divers médias et plateformes numériques. Une diversité de définitions du métavers circulent dans l’espace public, sans aucune autorité pour le moment. La richesse d'éléments narratifs n’est pas une caractéristique unique du métavers, car toute innovation est accompagnée par un récit qui se traduit par l'apparition d'un vocabulaire spécifique, destiné à informer, convaincre et sensibiliser1.

Avec l’INA Le Lab, nous avons décidé de cartographier les différentes définitions du métavers qui circulent actuellement dans le paysage médiatique français. Nous avons analysé la prise de parole de professionnels, d’entreprises, d’autorités publiques et de chercheurs, s’exprimant sur des supports et avec des formats très diversifiés, afin de comprendre de quoi on parle quand on évoque le métavers. L’objectif est de comprendre ce que désigne ce terme, à quoi il renvoie, ainsi que les regroupements et les divergences qu'il génère en tant qu'innovation technologique.

Pour repérer les prises de parole et les analyser, nous avons extrait de manière automatique, sous un format texte, des tweets, des vidéos YouTube, des podcasts et des émissions de radio et de télévision qui contiennent le mot-clé « métavers2 ». Puis, nous avons collecté ces informations pour les articles de presse de la plateforme Europress, ainsi que pour les publications scientifiques des bases de données académiques3. Nous avons utilisé Gargantext4 afin de traiter de manière automatique ce corpus composé de 22 567 documents numériques5. Ce logiciel de text mining permet d'analyser de grands ensembles de textes en identifiant les co-occurrences entre termes, c’est-à-dire la présence simultanée de deux ou plusieurs mots au sein d’un même énoncé. Ce sont donc les éléments discursifs autour des débats sur le métavers qui prennent la forme d’un réseau, organisé par une logique de voisinage entre les termes.

La figure 1 donne à voir l’organisation de la cartographie en quatre clusters que nous présentons plus en détail ci-dessous. Le métavers correspond en effet à la fois à :

  • Une métaphore du futur d’Internet (cluster 1)
  • Un suivi de l’actualité industrielle des entreprises du numérique (cluster 2)
  • Une conséquence de la « gamification » accrue de la société (cluster 3)
  • Un espace d’expérimentations en cours dans lequel les industries culturelles jouent un rôle de premier plan (cluster 4)
Figure 1 - Cartographie générale du corpus, calculée par Gargantex le 4 avril 2024. La structuration des termes en réseau se déploie en quatre grands sous-ensembles : « Fourre-tout » en orange (1), « Mondes des affaires » en vert clair (2), « Mondes virtuels » en cyan (3) et « Expérimentations en cours » en violet (4).

Métaphore du futur d’Internet

Dans le cluster 1, apparait une association de termes, sans que l’on comprenne forcément le rapport entre eux, voire sans qu’il n’y ait aucun rapport. Comme une « chimère », un « monstre » composite, le sujet est présenté au travers d’un assemblage indifférencié des technologies issues du jeux vidéo (avatar, 3D, immersion), des architectures décentralisées (blockchain, crypto, NFT, web3) et de la réalité étendue (réalité virtuelle et augmentée, expériences immersives). Sans déterminer une seule base technologique (réalité étendue ou blockchain), sans mentionner avec quel matériel on y accède (casque, écran, 5G, charte graphique) et sans faire référence à un usage privilégié (divertissement, travail, éducation), le métavers est souvent introduit par les acteurs de manière générique.Cette absence de base technologique originale favorise une confusion généralisée, notamment entre la réalité étendue et les architectures distribuées, parmi les technologies pour bâtir et accéder au métavers. Dans ce premier cluster, le métavers est surtout une manière d’évoquer l’avenir d’Internet et ses implications sociales, culturelles et économiques dans nos modes de communication, de connexion, de consommation et d'interaction.

Actualité industrielle des entreprises du numérique

La discussion sur le métavers dans les différents médias et plateformes étudiées démontre qu’il n’y a ni controverse, ni dénonciation, ni construction d’une action collective sur le métavers. Les médias généralistes et spécialisés pilotent largement la discussion au vu du nombre de publications sur le sujet et du nombre des liens qui renvoient vers leurs articles par des utilisateurs sur les plateformes de réseaux sociaux. En ressort une conversation largement pilotée par le suivi de l’actualité industrielle, l’accompagnement des entreprises du numérique (en particulier Meta, Microsoft et Apple) et la mise en visibilité de la parole politique. La cartographie montre que les entreprises du numérique profitent de la visibilité que le terme apporte (ou a apporté) afin d’évoquer leur propre vision de l'avenir d'Internet. Ces entreprises n'ont pas besoin du métavers pour exister, certes, mais l'image associée au terme leur est bénéfique. En raison de sa définition large, la thématique est devenue une façon supplémentaire de parler de leur actualité industrielle, et de leurs nouveaux produits. Ces acteurs font ainsi usage du métavers comme stratégie de communication et de marketing afin de se donner à voir (et d’occuper une place de leadership) dans la transformation de la société par l’innovation technique.

Gamification accrue de la société

La proximité avec l'industrie des jeux vidéo est visible sur le cluster 3. Le métavers devient ainsi une référence aux expériences et aux technologies qui existent depuis des années et le jeu vidéo sert de “vitrine” pour comprendre le métavers. Le métavers serait l’évolution directe des jeux vidéo (MMO, MMORPG, etc), ce que le journaliste Matthew Ball nomme « proto-métavers6 » : les pionniers de l'industrie du jeu vidéo qui, au fil des années, ont fait évoluer des mondes virtuels, des versions textuelles des années 1970 (MUD) aux mondes graphiques actuels qui possèdent leur propre population et économie. Dans ce sens, le métavers serait le résultat d’une « gamification » accrue des aspects sociaux, économiques et culturels, soit une transposition du langage des mondes virtuels (narration, décor, construction des personnages, système de récompenses, navigation, etc) vers d’autres domaines comme la sociabilité, l’éducation, le commerce, la médiation culturelle7… En revanche, ce rapprochement avec les jeux vidéo accentue la confusion entre la vision des acteurs sur ce qu'est la particularité du métavers, les moyens d'y accéder (a-t-on besoin d’un casque ?), et les exemples d'utilisation massive à ce jour.

Espace d’expérimentations et industries culturelles

Le rôle central que les Industries Culturelles occupent dans les discussions du métavers est visible dans le cluster 4. Les industries culturelles occupent une place privilégiée parmi les diverses définitions attribuées au terme, car elles jouent un double rôle. Premièrement, elles contribuent à la création d'un imaginaire collectif à travers la narration (littérature et cinéma de science-fiction). Les film Matrix (1999) et Ready Player One (2018) et la série Black Mirror sont des exemples d'œuvres qui, en s’inspirant des mondes virtuels, mettent en scène des pensées alternatives du rapport entre les êtres humains et les machines. En outre, deux jeux vidéo sont régulièrement évoqués dans l’imaginaire du métavers : Le Deuxième Monde lancée en 1997 par Canal+ - la seule référence française présente parmi l’hégémonie américaine - et le phénomène international Second Life créé en 2003 par Linden Lab. Deuxièmement, les ICC facilitent la mise en œuvre d'expérimentations qui permettent d'entrevoir les contours d'une autre forme d'écriture. Pour les arts de l'espace (danse, théâtre, opéra, sculpture, architecture, patrimoine), plusieurs expériences en rapport avec la réalité étendue sont évoquées pour parler du métavers. Un exemple est l’exposition Éternelle Notre Dame, qui revient dans la cartographie, comme outil d’exploration de l’espace, de l’histoire et du patrimoine par le biais de la réalité virtuelle. Ou encore les concerts de Jean-Michel Jarre, Travis Scott, Ariana Grande et Aya Nakamura dans des mondes virtuels des jeux vidéo.

Au-delà de sa fonction marketing ou de la transposition de secteurs existants (concerts, expositions, opéras, cirques) vers des mondes virtuels, l'univers métaversique est sans doute destiné à devenir une nouvelle industrie culturelle ; à l'instar de la manière dont les séries ont créé une forme d'expression à part entière par rapport aux films de cinéma, cet univers pourrait développer sa propre forme d'expression, en parallèle d'une nouvelle forme de diffusion et de consommation. Il reste à déterminer comment les acteurs contribueront à la création de contenus et à l'animation du métavers.

Par conséquent, la cartographie présentée dans cette note ne constitue pas une conclusion, mais plutôt le point de départ d'un programme de recherche visant à approfondir les hypothèses évoquées. Une enquête de terrain auprès des acteurs professionnels nous permettra de préciser le rôle de l'économie culturelle dans la fabrique en construction des métavers.

Notes

  1. Beckert, Jens. 2016. Imagined futures: fictional expectations and capitalist dynamics. Cambridge: Harvard University Press ; Chateauraynaud, Francis. 2014. « Trajectoires argumentatives et constellations discursives. Exploration socio-informatique des futurs vus depuis le nanomonde ». Réseaux 188(6):121‑158.

  2. Les archives de l’INA couvrent l’ensemble des médias français, TV et Radio, depuis le début de leur existence ; une captation 24h/24 des flux Radio et TV depuis 2001, ainsi qu’une collection de sites Internet en lien avec l’écosystème des médias audiovisuels depuis 1996, de comptes Twitter et chaînes hébergées sur les plateformes vidéo, représentatifs de l’actualité médiatique française depuis 2014.

  3. Par exemple : Cairn, HAL, Lamy, Repec (iDeas), ScienceDirect, Érudit, Jstor, Istex, OpenÉdition et Researchgate.

  4. Delanoë, Alexandre, David Chavalarias, et al.. « GarganText: collaborative and decentralized LibreWare ».Version 0.0.7, CNRS-ISCPIF (UAR3611), Source Code.

  5. Les documents du corpus couvrent la période allant de 2002 (première apparition du terme dans les différents catalogues consultés) à décembre 2023 (dernière mise à jour). Bien que le terme soit apparu bien avant l'annonce de Mark Zuckerberg en octobre 2021, il est peu surprenant de constater que l'annonce du PDG de Meta a considérablement accru la visibilité du sujet : seuls 183 documents sont antérieurs à 2021. L'année 2022 se démarque par une forte présence du sujet, représentant 56% du total des documents analysés.

  6. Ball, Matthew. 2022. The Metaverse: and how it will revolutionize everything. New-york: Liveright publishing corporation.

  7. Berry, Vincent, Manuel Boutet, Isabel Colón de Carvajal, Samuel Coavoux, David Gerber, Samuel Rufat, Hovig Ter Minassian, Mathieu Triclot, et Vinciane Zabban. 2021. La fin du Game ? : Les jeux vidéo au quotidien. Tours: Presses universitaires François-Rabelais.