PcEnShort
PcEnArrow

+

  • 24-04-2022
    • Recherche

      Audiovisuel

Recherche

Audiovisuel

Le grand come-back des studios de tournage en France : une idée séduisante, un pari difficile

La manne financière apportée par les services de streaming a replacé la question des studios de tournage au cœur d’enjeux stratégiques. La France espère bien tirer son épingle du jeu.

Introduction

Le 12 octobre 2021, le Président de la République Emmanuel Macron déclarait, à l'occasion du lancement du plan d'investissement "France 2030", vouloir replacer la France "en tête de la production des contenus culturels et créatifs",1 2positionnant ainsi le développement des studios de tournage comme une priorité stratégique pour la France. Cette annonce, importante, impose une mise en perspective historique de cet outil industriel autant sur le plan national qu'international.

Les studios de tournage, à ne pas confondre avec les Studios - sociétés de production cinématographiques intégrées verticalement - sont dans les faits, de simples et vulgaires hangars composés de plateaux, plus ou moins grands, accompagnés de backlots extérieurs adjacents aux bâtiments, dont la vocation est de servir de support pour la construction de décors. Si l'équation semble relativement simple à résoudre en apparence, la question des studios de tournage révèle pourtant une réalité tout autre, celle d'un écosystème fragile, requérant la présence, à proximité immédiate, d’une multitude d’entreprises spécialisées, de professionnels qualifiés, de matériel technique haute technologie, mais aussi de dispositifs fiscaux favorables à leur développement.

Longtemps délaissés pour diverses raisons, l’épineuse question du devenir des studios et de leur attractivité revient régulièrement sur la table en France. Dans un rapport publié sous l'égide du CNC en mai 2019,3 Serge Siritzky alertait déjà sur le sous-dimensionnement des outils de fabrication de films et de séries françaises et de leur capacité à répondre à l’importante demande. L’annonce du président Macron vient donc combler un besoin considérable de développer l’implantation des studios existants, et de permettre la création de nouveaux studios de tournage en France. Cela répond d’une part au besoin d’assurer le maintien du volume de la production domestique, de contenir la délocalisation des films et des séries amorcées depuis plusieurs décennies, et, surtout, d’attirer urgemment les productions étrangères sur notre territoire. Si la présence de la culture dans le plan de relance est déjà tout à fait notable comme le remarque Pascal Rogard, directeur général de la SACD,4 le montant consacré est, quant à lui, de 600 millions d’euros, ce qui représente moins de 2% des 34 milliards d’euros du montant global. Outre le développement des studios existants dans trois territoires stratégiques (Arc méditerranéen, Île-de-France, et le Nord de la France), l’enveloppe permettra également de soutenir les technologies immersives et de réalité virtuelle et de favoriser l’émergence de nouvelles formations sur le territoire. Un comité ministériel de pilotage présidé par le Premier ministre permettra de suivre l’exécution du plan d’investissement.5 Le CNC, qui a déjà lancé un "plan studios" doté d’une enveloppe d’un million d’euros pour moderniser les plateaux de tournage français début 2020,6 a nommé début 2022 André Santelli, son délégué territorial au plan France 2030, afin de coordonner son action en lien notamment avec les partenaires territoriaux.7 La récente publication d'une étude des besoins a permis de mettre en lumière différents leviers afin de rattraper le retard et de redresser l’outil industriel d'ici 2030.8

Ironie historique. Cette déclaration intervient en effet dans un contexte d’explosion du volume de la production cinématographique et audiovisuelle mondiale, porté notamment par la forte croissance des opérateurs de vidéo à la demande par abonnement américains. Au moment même où HBO et Apple annoncent la production de films et de séries sur Napoléon Bonaparte par des réalisateurs stars comme Ridley Scott9 ou encore Cary Joji Fukunaga,10 il est assez déconcertant de constater que ces tournages se déroulent en fait… au Royaume-Uni. Cette situation est effectivement cocasse pour un pays qui revendique l’importance de valoriser le patrimoine culturel hexagonal en développant de nouvelles œuvres afin de "vivre dans l’imaginaire de l’humanisme français" pour reprendre les mots employés par le gouvernement. Mais comment en sommes-nous arrivés là ?

Un siècle de tournage en studio dans le monde

La France fût pourtant un grand précurseur dans ce domaine, héritier d’une longue tradition de tournage en studio, comme en témoignent l’implantation, dès la fin du XIXᵉ siècle, des premiers studios de Georges Méliès, Charles Pathé et Léon Gaumont. À cette époque, Hollywood n’existe pas encore, et le développement du cinéma américain n'en est qu'à ses balbutiements avec la création quelques années plus tôt, en 1893, du "Black Maria", tout premier studio de cinéma mis au point par Thomas Edison lui-même.

Le début du XXᵉ siècle est marqué par la création de plusieurs studios en région parisienne et dans le sud de la France. Cette organisation territoriale, dressée il y a plus d’un siècle, est celle qui est toujours d’usage actuellement. Jusqu’à la première guerre mondiale, le cinéma français occupe une place de premier rang et domine le marché mondial. Cet essor du cinéma français durant cette période s’est accompagné du développement de certaines technologies : caméras légères, automatisation du développement, mécanisation du coloriage etc. ; mais également du développement des outils de production comme les studios. En banlieue parisienne, c’est par exemple le cas de la société française des films Éclair (aujourd’hui propriété du groupe Ymagis) implantée à Épinay-sur-Seine en Seine-Saint-Denis.11 Le réalisateur Victorin Jasset y produit les tout premiers feuilletons policiers, très en vogue à l’époque, à l’instar des courts-métrages muets Nick Carter, le roi des détectives, tournés en 1908 ainsi que la trilogie Zigomar, sortie entre 1911 et 1913. Dans le sud de la France, c’est à Nice que les premiers studios voient le jour : Pathé (1910), Gaumont (1913), puis la création des studios de la Victorine (1919). Parallèlement, aux États-Unis, Nestor Studios, le premier studio hollywoodien, est fondé en 1911. Quatre ans plus tard, en 1915, le producteur américain Carl Laemmle inaugure Universal City, propriété d’Universal Pictures, qui deviendra rapidement le plus grand complexe de production cinématographique au monde. Au même moment en Allemagne, les mythiques studios Babelsberg voient le jour à Potsdam près de Berlin en 1912. Y seront tournés les plus grands films du cinéma Allemand de l’époque comme Nosferatu de F. W. Murnau (1922) et Metropolis de Fritz Lang (1927). Retour en France où, plus tard, dans les années 30, Marcel Pagnol, après avoir fondé sa société de production à Boulogne-Billancourt, s’installe également à Marseille où il y crée ses propres studios dans le célèbre quartier du Prado. Au niveau européen, les Studios Barrandov sont créés en 1931 à Prague, les studios Pinewood en 1936 dans le Buckinghamshire près de Londres au Royaume-Uni et les studios de la Cinecittà en 1937 à Rome en Italie. Cette période d’entre-deux-guerres, extrêmement difficile en Europe sur le plan économique, voit naître le succès d’Hollywood, avec l'expansion des mastodontes de la production que sont Paramount Pictures, Metro-Goldwyn-Mayer, Warner Bros, RKO Pictures ainsi que la Fox. Hollywood devient dès lors la capitale mondiale de la production cinématographique, et le cinéma américain s’impose progressivement dans les salles du monde entier.


La période de l’Occupation bouleverse le paysage cinématographique hexagonal et marque l’arrêt de la diffusion du cinéma américain sur le territoire. Certains studios sont mobilisés par les allemands ; ainsi la société française de production Continental-Films, créée par Goebbels avec des capitaux allemands, produit près de trente films durant cette période parmi lesquels ceux de Clouzot, Tourneur, et Decoin. En Allemagne, les studios Babelsberg tournent à plein régime et y seront tournés la quasi-intégralité des films allemands réalisés sous le régime nazi. L'entre-deux-guerres est marqué par le déploiement en région parisienne de nouvelles sociétés de production cinématographiques et de nouveaux studios : les Studios de Billancourt (1922), Pathé Consortium Cinéma (1925), Société des Cinéromans (1928). Les Studios de Billancourt deviendront, à partir de 1936, Paris Studios Cinéma, dont les allemands prendront le contrôle durant la deuxième guerre mondiale. On y tourne durant cette période de guerre des films comme Le Corbeau ou encore L'assassin habite au 21 de Clouzot.

En France, le déclin d’un outil industriel

Les tournages en extérieurs, s'ils existent bien, font figure d’exception pour des besoins très spécifiques durant la première moitié du XXᵉ siècle. Alice Guy entreprendra par exemple un déplacement "long et coûteux" jusqu'à la forêt de Fontainebleau lors du tournage de La Vie du Christ en 1906 comme le rapporte l'historien du cinéma Bernard Bastide.12 Ce qui fut longtemps l'exception deviendra plus tard le modus operandi de la grande majorité des tournages de films.

Jusqu'à la fin des années cinquante, l'utilisation des studios de tournage demeure incontournable, mais les années soixante et l’émergence d’une nouvelle génération de réalisateurs marquent un tournant extrêmement important, voire une rupture, dans le processus de création d’une œuvre cinématographique.13 En effet, les films emblématiques de la Nouvelle vague ont tous, sur le plan de la production, été tournés dans des décors naturels tout en privilégiant des lumières réalistes. Les Quatre Cents Coups de François Truffaut (1959), Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda (1962), À bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960),14 ont comme point commun d’avoir été filmés dans les rues de Paris ou dans des décors naturels lorsqu'il s’agissait de plan en intérieur, généralement à l’aide d’une caméra légère. Serge Siritzky précise également que : "La désaffection de la Nouvelle vague pour les studios a conduit des générations de techniciens français à mal en maîtriser l’usage, à la différence de leurs confrères d’autres pays européens". Aujourd'hui, la question de savoir si un film sera tourné en studio ou en extérieur relève d’arbitrages avant tout économiques, plutôt que de considérations esthétiques. Le tournage en studio est davantage réservé à des productions disposant de budgets plus conséquents.

Les années soixante et soixante-dix sont également marquées par une envolée du prix du foncier portant sérieusement atteinte à la rentabilité des studios. Le déclin est amorcé, et s'inscrit dans un contexte national de désindustrialisation au profit de pays dont la main-d'œuvre est moins onéreuse et la fiscalité plus avantageuse. Durant près de vingt ans, les studios de cinéma tombent en désuétude. Le développement de l'activité publicitaire dans les années 80 favorise la création de nouveaux studios en banlieue parisienne comme ceux de Bry-sur-Marne achevés en 1987 et ceux d’Arpajon la même année, mais l’instabilité financière et la fragilité de leur modèle économique conduit de manière quasi-inexorable les studios à la faillite.

Dans le courant des années 2000, les studios Korda sont inaugurés près de Budapest en Hongrie, où ont été tournées des superproductions comme Hellboy-2 du réalisateur Guillermo del Toro, Blade Runner 2049 de Ridley Scott, ou plus récemment, la série britannique de la BBC The Last Kingdom désormais disponible sur Netflix. Notons qu’avec 250 000 m² de backlots disponibles, il s’agit de l’une des plus grandes surfaces disponibles en Europe derrière ceux de Warner Bros à Leavesden en Angleterre. La création de ce studio s'inscrit dans le cadre d’une loi de 2004 prévoyant le financement des films à hauteur de 20% de leur coût de production, ce qui a mécaniquement favorisé la naissance de nouveaux studios dans le pays. En Bulgarie, les studios Boyana Film, en activité depuis 1962, sont rachetés en 2007 par la société de production américaine Nu Image avant d’être rebaptisés Nu Boyana Film par la suite. La présence d'une grande variété de décors fixes comme des rues de grandes capitales à l'image de New York et Londres, d'une forêt, mais aussi de l'un des plus grands décors romain d'Europe attire de très nombreux tournages internationaux.

La Cité du cinéma de Saint-Denis, pôle cinématographique porté par Luc Besson et inauguré en 2012 est l’un des derniers studios à avoir vu le jour en France. C’est le producteur tunisien Tarak Ben Ammar, co-fondateur de la structure, qui a récemment finalisé l’acquisition des Studios de Paris pour un montant de 33 millions d’euros, devenant ainsi l’unique actionnaire.15 L’objectif est de concurrencer directement les grands studios européens comme Pinewood, Babelsberg et Cinecittà, et prévoit, selon Variety, d'accueillir, entre autres, les tournages de la prochaine saison de la série originale Netflix "Emily in Paris" et de la prochaine série Apple "The New Look". En revanche, les Studios de Paris ont un point faible important comparé aux autres studios européens puisqu'ils ne possèdent aucun backlots extérieurs. En Essonne, Base 217,16 le projet de transformation d’une ancienne base aérienne est censé venir pallier l'offre extrêmement limitée du nombre de backlots disponibles sur le territoire français. À terme, le projet devrait regrouper, au même endroit, tout un écosystème ainsi que des studios intérieurs, actuellement en construction. Récemment, pour les besoins du tournage du film Eiffel (2021) de Martin Bourboulon, un pied de la tour a par exemple été reconstitué sur ce site.

Ces nouvelles viennent modestement redorer l’image des studios français en perte de vitesse depuis des décennies. Dans le sud de la France, en avril 2018, sous l'égide de la cinémathèque française, un comité d'experts est nommé afin de piloter l'éventuelle relance de l’activité des studios de la Victorine. Présidé par le maire de Nice Christian Estrosi et le cinéaste Costa Gavras, et accompagné d’une poignée d’experts, le "Comité Victorine" est resté silencieux jusqu’en 2021 où celui-ci est réapparu après avoir remporté un appel à projets du CNC visant à moderniser l'appareil de production français. Certaines analyses sont particulièrement critiques à cet égard. C’est notamment le cas du journaliste et sociologue Frédéric Martel qui n’hésite pas à qualifier ce projet de véritable "usine à gaz", évoquant beaucoup d’incohérences dans la structuration de la filière cinéma de Marseille qui est d’après lui "faite de bric et de broc". L’auteur pointe d’autre part, la nécessité de créer un écosystème créatif plutôt que de construire de nouveaux studios de tournage.17

Depuis plusieurs décennies, les studios français font ainsi face à une concurrence féroce sur le plan européen. Certains pays de l’est, comme la Hongrie par exemple, mettent en place des dispositifs fiscaux extrêmement favorables à leur développement.

Des faiblesses bien connues

Nouvelle vague, héritage maudit ? Le tournage en extérieur, héritage culturel de la Nouvelle vague mentionné précédemment, est profondément ancré dans le processus de fabrication d’une œuvre cinématographique en France. Les chiffres fournis par le CNC illustrent parfaitement ce phénomène et corroborent cette hypothèse tant du point de vue du budget alloué à chaque film, que du nombre de jours de tournages effectués dans des studios. Globalement, plus des trois quarts des films d'initiative française sont des films présentant des budgets inférieurs à 7 millions d’euros. En 2021, les dix plus gros films présentaient un devis prévisionnel s’établissant entre 14 et 36 millions, et, de manière exceptionnelle, jusqu’à 64 millions pour le prochain opus d'Astérix et Obélix réalisé par Guillaume Canet. Le rapport de Siritzky précise à ce titre, que l'essentiel des films tournés en studios sont majoritairement des films à gros budget, avec des devis s’élevant à plus de dix millions d’euros. À titre d’exemple, Annette, dernier long métrage de Leos Carax, dont le montant du devis prévisionnel s’élevait à 18,56 millions d’euros selon le CNC, a par exemple été tourné dans les studios TvFactory situés à La Louvière, en Belgique. Pour attirer le chaland, Wallimage (le fonds d'investissement de la région Wallonne dans l'audiovisuel) a d’ailleurs imposé la location des locaux en contrepartie de sa participation financière. Enfin, toujours selon les données du CNC, en 2019,18 le nombre de jours de tournage de films de fiction d’initiative française réalisé en studio s'élevait à 291 jours, ce qui représente seulement 5% du nombre total de jours de tournage (voir Fig. 1 ci-dessous). Cette tendance, bien que très légèrement en baisse, demeure relativement stable depuis dix ans.

Fig. 1 Répartition des jours de tournage des films de fiction d’initiative française

No sheet data, sorry

Un outil industriel sous développé. Au niveau européen, ce n'est pas un secret, la France est extrêmement limitée que ce soit du point de vue de la surface totale des plateaux disponibles que du point de vue du nombre de plateaux par studio. Les studios Pinewood à Londres, les plus grands en Europe, sont quatre fois plus grands que les studios de Paris à Saint-Denis en surface et proposent deux fois plus de plateaux. Le groupe Pinewood a d’ailleurs annoncé récemment un vaste plan d’expansion de ses studios afin de faire face à la demande croissante des services de vidéo à la demande.19 À l'heure actuelle, les plus grands studios en termes de surface se situent donc au Royaume-Uni et notamment près de Londres avec les studios Pinewood, mais également ceux de Leavesden et de Shepperton. Au-delà des plateaux et backlots disponibles, les studios anglais sont de véritables pôles audiovisuels regroupant plusieurs dizaines de prestataires - hôtels, restaurants, location de matériels divers, stocks de décors, de costumes, d'accessoires - ainsi qu’une multitude de professionnels ultra qualifiés. Il n’est donc pas suffisant de proposer de simples hangars gigantesques en périphérie de grandes villes, il convient de satisfaire une multitude d’exigences liées au tournage de productions internationales.

Cartographie non exhaustive des principaux studios de tournage en Europe selon la surface des plateaux (en m²)

Frénésie immobilière. La propriété foncière, au cœur du modèle économique des studios, est soumise à une pression de plus en plus importante, notamment en région parisienne et dans le sud de la France. C’est donc devenu un actif extrêmement stratégique dans la mesure où il permet non seulement de rester compétitif et peut, d’autre part, constituer une opération immobilière extrêmement rentable en cas de revente. C’est par exemple le cas du groupe Pinewood près de Londres qui, dans un contexte de flambée des prix, réaliserait une belle opération en cas de revente de ses biens. En France, seule une petite poignée de petits studios possèdent leur foncier, ce qui n’est pas le cas des plus grands comme les Studios de Paris et ceux de Bry-sur-Marne. Là où les studios britanniques tirent l’essentiel de leurs revenus d’activités annexes, comme la mise à disposition de matériels et de services divers, la location d’espaces représente 80% du chiffre d'affaires en France selon le CNC.

Une situation paradoxale

La crise sanitaire et le confinement d'une grande partie de la population mondiale en 2020 a fortement impacté le déroulement des tournages, créant un goulot d'étranglement sans précédent dans la production de contenus. À Los Angeles par exemple, la demande de plateaux pour tourner des films, des séries et des programmes de télévision a été si importante, qu'elle a largement dépassé l’offre disponible, au point de devoir reconvertir, dans l’urgence, des églises et des centres commerciaux abandonnés en studios de tournage. Les fonds de capital-investissement ont depuis la crise massivement investi dans ce qui fut, il n'y a encore pas si longtemps, un véritable marché de niche. Comme le rapporte le Financial Times,20 certains fonds d’investissements comme Blackstone et TPG Capital ont, par exemple, engagé plus de quatre milliards de dollars pour acquérir des studios de tournage en Amérique du nord et en Europe. L'explosion des investissements dans les studios de tournage est étroitement liée au succès des services de streaming qui investissent des milliards dans l'acquisition et la production d'œuvres cinématographiques et audiovisuelles. En 2021, le budget d'acquisition et de production de Disney s'élevait, à lui seul, à plus de 30 milliards de dollars,21 celui de Netflix à plus de 13 milliards de dollars,22 lorsque le budget de Prime Vidéo, moins élevé, était de 9 milliards. Cette manne financière a créé un climat extrêmement propice aux investissements, permettant non seulement le développement des studios existants mais aussi la construction de nouveaux espaces. Avant l'arrivée des services de vidéo à la demande dans le paysage audiovisuel mondial, les studios étaient loués pendant des durées relativement courtes de quelques mois tout au plus, généralement le temps nécessaire au tournage d’une saison, sans aucune garantie qu’elle ne dure au-delà et donc soumis aux aléas du succès. Netflix a particulièrement contribué à attirer ces investissements en fidélisant ses abonnés autour de séries devenues extrêmement populaires, multipliant le nombre d'épisodes et de saisons tournées. Ce succès a en conséquence créé un écosystème pérenne et favorisé la signature de baux à long terme et de créer des hubs de production un peu partout en Amérique du nord (Los Angeles, Albuquerque, Nouveau Mexique, Vancouver, Toronto) mais aussi en Europe (Madrid, Stockholm et bientôt Varsovie). Grupo Secuoya, l'unique prestataire de Netflix en Espagne a d’ailleurs construit à Madrid un nouveau studio de 15 plateaux d’une superficie de 140 000 m² devenant le plus grand complexe européen derrière Pinewood.23

Partout en Europe, les dépenses dans les productions audiovisuelles et cinématographiques sont massives et atteignent des niveaux records. Il ressort de cette dynamique une opportunité économique pour les studios et de manière plus générale pour toute la filière créative. De Pinewood au Royaume-Uni, Babelsberg en Allemagne, à la Cinecittà en Italie, la situation économique des studios de nos voisins européens est particulièrement éloquente.

Au Royaume-Uni, il existe plusieurs dizaines de studios répartis sur l'ensemble du territoire. La British Film Commission (BFC), l'agence nationale chargée de maximiser et de soutenir la production de longs-métrages et de programmes télévisés internationaux, a ainsi répertorié la présence d'une trentaine de studios.24 Cette offre extrêmement diversifiée couplée à des dispositifs fiscaux avantageux permettent au Royaume-Uni d’attirer une multitude de tournages internationaux et de rester attractive en dépit du Brexit. Notons que près de 6 milliards de livres sterling ont été dépensées sur le territoire en 202125 26, ce qui représente 1,27 milliard de livres sterling de plus qu'avant le début de la pandémie. Le British Film Institute (BFI) précise que 737 millions de livres sterling proviennent de films réalisés pour des services de streaming. La multiplication exponentielle de ces investissements a conduit le fond-d'investissement Blackstone et le promoteur immobilier Hudson Pacific à s'associer afin d'investir un milliard de dollars pour développer le site des Sunset Studios situés au nord de Londres.27 Le groupe Pinewood a récemment présenté un résultat bénéficiaire de plus de 30 millions de dollars.28 L'industrie écossaise connaît, elle aussi, un incroyable essor, au point d'attendre une “masse critique dans la production de contenus” selon les propos tenus par Angus Robertson, le ministre de la culture du gouvernement écossais dans le Guardian.29 Il affirme d’autre part que ces investissements garantiront le plein emploi de la filière cinématographique et audiovisuelle écossaise pendant des décennies et incite les jeunes à s’engager dans cette voie professionnelle.

La production sur le territoire italien connaît également une exceptionnelle progression, stimulée par des mesures d'incitations fiscales comme les crédits d'impôt, mais également des incitations régionales.30 En Pologne, Netflix déclare avoir dépensé 115 millions de dollars dans des productions originales polonaises et affirme avoir créé quelque 2600 emplois dans la région. En Allemagne, les studios Babelsberg, qui viennent d'être rachetés par une filiale du fonds d'investissement américain TPG Capital, et dotés de technologies derniers-cri (studios virtuels grâce à des murs leds), tournent également à plein régime.31 Partout en Europe, les exemples sont légion.

En France, suite à la mise en œuvre de la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SMAD) et la récente signature de la convention fixant les obligations de financement entre le régulateur et certains services, on estime qu'ils devront investir 250 à 300 millions d'euros par an en France. C'est effectivement une belle opportunité pour la création française si l'on regarde le verre à moitié-plein. En regardant le verre à moitié-vide, cela semble finalement assez peu comparé aux britanniques qui n'ont pas eu besoin d'imposer des quotas pour attirer les investissements.

Conclusion

Le déclin des studios coïncide avec la disparition des films français à gros budgets. En France, la production cinématographique est essentiellement structurée autour de films à petits budgets. Comme l'indique le CNC, les deux tiers des films présentent un budget inférieur à 4 millions d'euros et seuls 13,7% des films d’initiative française présentaient un devis supérieur à 7 millions d’euros en 2020. La structure financière des films les rend de facto peu compatibles avec un tournage en studio. Aujourd'hui force est de constater que les cinéastes français ne réalisent presque plus de films d'action à destination du jeune public. C'est certainement la raison pour laquelle l'offre proposée par les services de SVOD est venue combler ce manque, se substituant petit à petit à l'offre disponible dans les salles de cinéma. Vincent Maraval, cofondateur de la société de distribution Wild Bunch, affirmait récemment dans une interview réalisée pour Konbini, qu'il n'y avait plus de diversité à l'écran aujourd'hui en France. Il pointe notamment la disparition des blockbusters et des films à gros budget d'initiatives française, comme les films d’action, d'aventure, et les films catastrophes. Les chiffres fournis par le CNC sont en effet assez éloquents et viennent confirmer cette hypothèse puisque le devis moyen d'un film en 2020 était seulement de 3,4 millions d'euros, au plus bas niveau depuis 25 ans.

Un déclin industriel qui s'inscrit dans le giron d'une stratégie d'exportation en perte de vitesse. La question des studios de tournage dépasse les seuls intérêts industriels et commerciaux et concerne également la stratégie nationale d'exportation et de soft power. Pour l’historien britannique Perry Anderson,32 la culture française connaît depuis plusieurs décennies un impressionnant déclin et a, selon lui, cessé de rayonner sur le monde extérieur, comme ce fut encore le cas au début des années soixante-dix. Or, comme nous l'avons vu précédemment, la grande majorité des productions françaises ont des budgets relativement bas. Le vide laissé par la faillite malheureuse d'Europacorp n’a pas été comblé, et la place qu'il occupait sur le marché a finalement été préemptée par des services comme Netflix qui proposent une offre diversifiée de films d'action à leurs utilisateurs. Il convient de rappeler ici qu'une superproduction française comme Valérian et la Cité des mille planètes, dont le budget tutoie les deux cent millions d'euros, est certainement l'un des films ayant le plus contribué au rayonnement du cinéma français à l'international. Les chiffres d'UniFrance, éloquents, nous rappellent que la Chine est le territoire qui compte le plus grand nombre d'entrées réalisées par les films français à l'étranger. Ainsi en 2017, avec 13 390 039 millions d'entrées en salle au total, devant les États-Unis et le Canada anglophone, le seul Valérian réalisait 11 624 338 entrées en Chine.33

France 2030 : le CNC en ordre de bataille. Le désintérêt manifeste de l'industrie française à l'égard des studios de tournage ne doit pas freiner l'attraction des productions étrangères sur notre territoire qui sont un formidable vecteur de croissance économique et de création d'emplois. La France dispose, de ce point de vue, d’un important vivier de personnels qualifiés, et peut compter sur d’excellentes écoles et formations dans un contexte de pénurie mondiale de main d’œuvre.34 Le CNC, sous l'impulsion du gouvernement, semble être en ordre de marche afin de rectifier le tir et de redresser cet outil industriel dont nous étions pionniers il y a maintenant plus d'un siècle. Pour y parvenir, un important dispositif d’aides a été mis en place dont les premiers résultats devraient être perceptibles à l'horizon 2030.

Pour aller plus loin :

  • Gwenaële Rot (2019). Planter le décor. Une sociologie des tournages, Les presses de Sciences Po, Paris, 2019, 372 p.
  • Serge Siritzky (2019). Les studios de tournage, un enjeu primordial pour la production en France. Rapport de Serge Siritzky au CNC et à Film France. Publié le 14 mai 2019. Rapport accessible en ligne.

Annexe 1

Liste non exhaustive des principaux studios européens selon la surface, le nombre de plateaux et des backlots disponibles

No sheet data, sorry

Notes

  1. Discours accessible intégralement sur le site de l’Élysée.

  2. Il s’agit du huitième objectif du plan d’investissement "France 2030". La présentation vidéo est disponible en ligne sur le compte Twitter du Président.

  3. Siritzky, S. (2019). Les studios de tournage, un enjeu primordial pour la production en France. Rapport de Serge Siritzky au CNC et à Film France. Publié le 14 mai 2019. Rapport accessible en ligne.

  4. Pascal Rogard (2021). Stratégie France 2030: la culture au rendez vous. Accessible en ligne.

  5. Le comité de pilotage est composé de plusieurs personnalités qualifiées du monde de la culture : Marc Tessier (Forum des Images), Denis Ladegaillerie (Believe), Michel Reilhac (Biennale de Venise), Sylvie Corréard (Musée des Arts Décoratifs), Jean-Michel Jarre (Auteur-compositeur-interprète), Laurence Le Ny (Orange), et Catherine Peyrot (LINCC).

  6. CNC (2020). Le CNC lance un « plan studios » pour moderniser les plateaux de tournage français. Communiqué publié le 16 janvier 2020 et accessible en ligne.

  7. CNC (2022). André Santelli est nommé Délégué territorial du CNC au plan France 2030. Communiqué de presse accessible en ligne.

  8. CNC (2022). Étude de besoin France 2030 studios et formation. Accessible en ligne.

  9. Brent Lang (2021). Ridley Scott, Joaquin Phoenix’s Napoleon Epic ‘Kitbag’ Sells to Apple Studios. Variety, publié le 14 janvier 2021. Accessible en ligne.

  10. Alex Godfrey (2018). Cary Fukunaga: exclusive interview with the new James Bond director. The Guardian, publié le 20 septembre 2018. Interview accessible en ligne.

  11. Pour en savoir plus, l’office de tourisme de la Seine-Saint-Denis propose un article complet sur ce sujet : “Les studios Eclair à Epinay-sur-Seine font leur cinéma” accessible en ligne.

  12. Bastide, B. (2008). Aux sources des tournages en décors naturels. L’exemple de Louis Feuillade à la Cité de Carcassonne, en 1908. In 1895 (Issue 55, p. 98‑138). OpenEdition. https://doi.org/10.4000/1895.4107

  13. Rot, G. (2019). Chapitre 3. La mouvance des décors naturels. Dans : , G. Rot, Planter le décor: Une sociologie des tournages (pp. 109-138). Paris: Presses de Sciences Po.

  14. CNC (2020). "À bout de souffle", retour sur une révolution. Publié le 23 novembre 2020. Accessible en ligne.

  15. Elsa Keslassy (2022). Tarak Ben Ammar Finalizes Acquisition of Studios of Paris, Home of ‘Emily in Paris’. Variety, publié le 22 février 2022. Accessible en ligne.

  16. Alain Piffaretti (2021). Essonne : Base 217, le futur Cinecitta français prend forme. Les Échos, publié le 10 novembre 2021. Accessible en ligne.

  17. Frédéric Martel (2021). Marseille se rêve en capitale du cinéma et de la Méditerranée. France Culture, publié le 21 décembre 2021. Accessible en ligne.

  18. CNC (2020). La production cinématographique en 2019. Bilan statistique porte sur la production de films français ayant reçu l’agrément du CNC en 2019. Publié en mars 2020. Rapport accessible en ligne.

  19. Pinewood Q1 2021/22. Report and financial statements. Bilan accessible en ligne.

  20. Anna Nicolaou and Antoine Gara (2021). Studio wars: battle of the streamers sparks real estate frenzy. Financial Times, publié le 15 décembre 2021. Accessible en ligne.

  21. J. Kim Murphy (2021). Disney to Spend $33 Billion on Content in 2022. Variety, publié le 24 novembre 2021. Accessible en ligne.

  22. Todd Spangler (2021). Netflix’s Amortized Content Spending to Rise 26% to $13.6 Billion in 2021, Analysts Project. Variety, publié le 23 septembre 2021. Accessible en ligne.

  23. Emiliano De Pablos (2019). Secuoya, Planeta Launch Madrid Content City, Site of Netflix’s First European Production Hub. Variety, 13 décembre 2019. Accessible en ligne.

  24. Cartographie des studios de tournage répertoriée par la British Film Commission (BFC) disponible en ligne.

  25. Mark Sweney (2021). Streaming boom pushes big budget production spending in UK to record £6bn. The Guardian, publié le 13 décembre 2021. Accessible en ligne.

  26. Naman Ramachandran (2022). U.K. Reveals Record $7.6 Billion Spend on Film, TV Production, but Market Share of Local Independent Films Fall. Variety, publié le 04 février 2022. Accessible en ligne.

  27. K.J. Yossman (2022). U.K.’s Sunset Studios Plans 21 Sound Stages, Gym and Daycare as Part of $1 Billion Investment. Variety, publié le 29 mars 2022. Accessible en ligne.

  28. K.J. Yossman (2022). Pinewood Studios Group Posts Over $30 Million Profit. Variety, publié le 11 avril 2022. Accessible en ligne.

  29. Libby Brooks (2022). Glasgow becomes Gotham for Batgirl as Scottish film industry booms. The Guardian, publié le 23 janvier 2022. Accessible en ligne.

  30. Nick Vivarelli (2019). How Italy Entices Big-Budget Film and TV Projects to Shoot on the Peninsula. Variety, publié le 23 août 2019. Accessible en ligne.

  31. Claudius Seidl (2022). En Allemagne, nouvelle ère pour les mythiques studios de Babelsberg. Courrier international. Publié le 18 janvier 2022. Accessible en ligne.

  32. Anderson, P (2005). La Pensée tiède - un Regard Critique sur la Culture Française. Paris, Le Seuil.

  33. UniFrance (2017). Bilan 2017 des films français à l'international. Rapport accessible en ligne.

  34. Laurent Carpentier (2021). Pourquoi le plein-emploi sur les plateaux de cinéma complique les tournages de films. Le Monde, publié le 4 novembre 2021. L’article est accessible en ligne.