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  • 24-01-2025
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L’intelligence artificielle, avenir du métavers ? L’exemple des jeux vidéo

Cette note résume un travail de recherche en cours de finalisation mené par Gabriel Tailleur et Morgane Ramis.

Pendant quelques années, LE métavers a captivé médias, entrepreneurs, et régulateurs avant qu’ils ne s’en détournent largement au profit de débats sur l’intelligence artificielle.

La promesse d’UN métavers, espace global, virtuel et immersif où s’entrelaceraient harmonieusement les mondes physiques et numériques, n’est pas advenue. Deux manières d’envisager l’avenir sont alors apparues. La première, téléologique, consiste à penser que le métavers est un devenir qui se réalisera finalement, à terme, à l’aide d’innovations technologiques (démocratisation de la réalité virtuelle, interopérabilité des plateformes…). La seconde questionne la définition du métavers. Loin d’être un concept ultra-technologique, le métavers désignerait un espace virtuel répliquant les dynamiques sociales, économiques, et culturelles du monde réel.

Or, de telles plateformes existent déjà : certains jeux vidéo, appelés proto-métavers ou antécédants des métavers (exemple : Roblox, Fortnite, Decentraland…), se caractérisent par ces dynamiques sociales et économiques que ne partagent pas les jeux vidéo classiques : ces plateformes reposent en effet sur les interactions entre utilisateurs, permettant la création d’objets, de jeux et d’environnements virtuels, et donnant naissance à des marchés de biens et de services. On peut dès lors se déprendre d’une perspective purement théorique pour étudier le « métavers en construction », ses enjeux et évolutions à partir de plateformes existantes qui en exhibent les traits principaux.

Nous avons donc choisi d’étudier empiriquement les liens entre deux innovations, l’IA et le métavers au travers du cas des jeux vidéo en distinguant les proto-métavers (PMs) et les jeux vidéo linéaires / traditionnels (LVGs) afin d’isoler les PMs des tendances générales liées au secteur du gaming.

Méthodologie

Nous avons testé de manière empirique l’intégration différenciée de l’IA dans les jeux vidéo selon qu’il s’agit de LVGs ou de PMs. La distinction entre ces deux types d’acteurs économiques a été effectuée à partir de données d’entreprises issues de la plateforme Crunchbase.

Nous automatisons cette distinction à partir des sous-catégories sectorielles pré-définies par Crunchbase (par exemple, les entreprises appartenant à la catégorie « Metaverse », « Virtual World », ou « MMORPG » sont classés comme proto-métavers). La classification est reproductible et permet de s’émanciper d’une approche uniquement théorique, prévalente dans la littérature sur le sujet. Près de 9000 entreprises sont classées comme LVGs, tandis que 3750 sont des PMs. Pour identifier un signal d’innovation, nous mesurons les investissements et fusions-acquisitions de ces entreprises à destination de startups d’intelligence artificielle.

Résultats

L’analyse empirique menée montre que les PMs ont une plus grande probabilité que les LVGs d’acquérir (M&A) ou d’investir dans des start-ups liées à l’intelligence artificielle. En moyenne, et après avoir pris en compte la différence de taille des échantillons, les PMs sont à l’initiative de 10 fois plus de fusions-acquisitions que les LVGs, et légèrement moins en ce qui concerne les investissements. Pour systématiser l’analyse, nous utilisons un modèle de régression logistique pour estimer la probabilité qu’une entreprise investisse dans l’IA si elle est catégorisée comme PM plutôt que comme LVG. Après avoir contrôlé pour des caractéristiques de l’entreprise (taille, nombre d’employés, ou date de fondation), nous trouvons que la probabilité qu’une entreprise investisse dans l’IA augmente significativement de 88.2% lorsqu’elle est catégorisée « PM ».

Ces signaux d’intérêts portés par les transactions financières permettent également de dégager certaines tendances liées au type d’IA concerné : les PMs se signalent davantage envers des startups d’IA générative ou d’apprentissage profond (deep learning). Au contraire, les LVGs allouent relativement plus de ressources à des startups liées à la prédiction statistique, la détection de fraude et le traitement de données massives (big data).

Comment expliquer ces résultats ?

IA et jeux vidéo, une relation ancienne

Les mondes virtuels des jeux vidéo ont toujours été des environnements particulièrement riches pour mesurer la performance de modèles d’intelligence artificielle. C’est le cas par exemple du modèle Alphastar développé en 2019 par Google, fondé sur un réseau de neurones et entraîné sur les données comportementales des joueurs, qui a battu les meilleurs joueurs du monde à Starcraft 2.

Les développements récents de l’apprentissage profond mettent au jour deux champs d’applications de l’IA :

  • Les AI-NPCs : il s’agit d’appliquer des modèles génératifs ou de vision visant à rendre les personnages non joueurs (NPCs, non playable characters) plus réalistes dans leurs interactions avec leur environnement et les joueurs. Par exemple, le mod Mantella de Skyrim utilise des modèles génératifs, de speech-to-text et de text-to-speech pour permettre aux joueurs de dialoguer avec des NPCs fondés sur un chatbot1, plutôt que de limiter les discussions au script prédéfini par les scénaristes du jeu.
  • Recommandation : il s’agit d’utiliser les données comportementales des joueurs pour personnaliser ce qui leur est proposé, ou bien détecter automatiquement des comportements prohibés sur la plateforme.

Ces deux applications traversent indistinctement le secteur des jeux-vidéo. Une troisième application, la génération de contenus (ici assistée par IA) est au contraire propre aux proto-métavers. Le terme « user-generated content » (UGC) désigne tout type de contenu créé par les joueurs dans un monde virtuel partagé et persistant. Au cœur de plateformes comme Fortnite ou Roblox, cela peut prendre la forme de jeux, d’espaces virtuels et environnements, ou d’artefacts numériques comme des skins et des items.

La singularité des proto-métavers dans le champ du jeu vidéo

A la différence de jeux vidéo traditionnels ou linéaires (LVGs), les « proto-métavers » (PMs) reposent sur des effets de réseaux importants : l’utilité qu’un joueur dérive d’un monde virtuel est une fonction croissante du nombre d’utilisateurs présents. Plus le monde est riche et varié, plus il tendra à être attractif pour un nouvel entrant. Autrement dit, les plateformes de PMs, mises en concurrence, cherchent à attirer les créateurs et encourager la production d’UGCs variés et de qualité. A cette fin, les plateformes peuvent activer une série d’incitations (financières, réputationnelles) pour attirer les créateurs, ou bien baisser le coût d’accès à la création.

Dans la littérature économique théorique, les modèles génératifs de contenu 3D ou les chatbots d’assistanat apparaissent ainsi comme des leviers considérables pour abaisser le seuil technique de la création de contenu 3D et favoriser le développement des protométavers. En externalisant la production de la sorte aux utilisateurs (donc, en incitant voire subventionnant l’offre), les plateformes espèrent consécutivement augmenter la masse d’utilisateurs (la demande) présente sur ces dernières.

Interprétation des résultats et implications pour le monde professionnel

Cette grille de lecture théorique, issue de l’économie des plateformes, permet d’expliquer la divergence empirique constatée entre les deux types d’acteurs, par la structure des PMs, dont le succès est fondé sur des effets de réseaux et une économie de la création dynamique. Cela pourrait ainsi expliquer, du moins en partie, pourquoi les PMs apparaissent comme des plateformes plus innovantes en IA que les LVGs.

Les dirigeants de ces entreprises semblent donc anticiper des effets positifs de l’IA en investissant davantage dans les PMs, dont les caractéristiques permettent à ces effets positifs de se déployer significativement. Loin de s’opposer, ces deux innovations entrent en synergie et l’IA permettra sans doute de dessiner les contours de métavers du futur.

Dans ces conditions, l’intensification de la compétition autour de modèles d’IA génératives et de vision imposera aux développeurs de devoir arbitrer entre les bienfaits attendus de l’innovation et des risques associés. Prenons quelques exemples. Tout d’abord, l’émergence des AI-NPCs qui permet, théoriquement, une totale liberté d’échange entre un joueur et un NPC, pourrait conduire à une perte de contrôle du développeur par rapport à un script soigneusement conçu pour guider le joueur ce qui, par des réponses inadaptées, nuirait à la cohérence de l’immersion. D’autre part, la personnalisation exacerbe une tension bien connue entre protection des données personnelles et performance des modèles. Enfin, la généralisation des AI-UGCs soulève la crainte d’une domination du marché par les grandes plateformes, qui bénéficient d’un accès privilégié à des données 3D de haute qualité pour développer des modèles propriétaires.

Notes

  1. Voir https://www.nexusmods.com/skyrimspecialedition/mods/98631