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  • 10-09-2024
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Circulation internationale des tops nationaux

Une analyse des données de Spotify sur la circulation des titres par aires géographiques.

Un article rédigé par Paprika Bonnin-Occansey, Eliot Meichtry et Astrid Menye-Bouquin, édité par Julien M’Barki.

Les plateformes de streaming proposent, au-delà d’un immense catalogue de musique enregistrée, des playlists plus ou moins éditorialisées, ou générées grâce aux données d’usage des auditeurs. Ces données permettent notamment de réunir dans une même playlist les titres les plus écoutés sur un territoire donné. A titre d’exemple, Apple Music permet de comparer les musiques les plus écoutées dans différentes villes de France. À l’ère de la mondialisation, les tubes sont-ils les mêmes autour du globe ? Beyoncé, pour son Renaissance Tour en 20231, a parcouru dix pays différents et généré des recettes de 461,3 millions de dollars. Si certains titres fonctionnent partout dans le monde, tel n’est pas le cas de la plupart d’entre eux.

Méthodologie

Nous avons utilisé une approche quantitative pour mener notre analyse, basée sur les données des playlists Tops hebdomadaires de Spotify dans 56 pays différents, récoltées à la date du 20 septembre 2023. Chaque playlist comprend les 50 titres les plus écoutés de la semaine dans un pays donné. Pour chaque titre, nous disposons des métadonnées, qui précisent le contexte de production du titre (date de sortie, artiste, genre musical associé à l’artiste ou encore la présence de contenus explicites) et des caractéristiques acoustiques des titres plus ou moins objectives : leur mode, leur tempo, la présence ou non de paroles, leur énergie, valence, ou leur danceability.

Les variables mobilisées sont les suivantes :

  • Date de sortie : Ici exprimé sous forme numérique. Nous avons travaillé cette variable pour obtenir l’âge du titre.
  • Explicit : La mention "Explicit" est appliquée lorsque les paroles ou le contenu d'une chanson contiennent une ou plusieurs expressions "vulgaires".
  • Danceability : La danceability décrit dans quelle mesure un morceau se prête à la danse sur la base d'une combinaison d'éléments musicaux tels que le tempo, la stabilité du rythme, la force de la pulsation et la régularité générale. Une valeur de 0 % est la moins dansante et une valeur de 100 % est la plus dansante.
  • Energy : L'énergie est une mesure allant de 0 à 100 % et représente une mesure perceptuelle de l'intensité et de l'activité. En règle générale, les morceaux énergiques sont rapides, forts et bruyants. Par exemple, le death metal a une énergie élevée, tandis qu'un prélude de Bach obtient un score faible sur l'échelle. Les caractéristiques perceptives contribuant à cet attribut comprennent la gamme dynamique, l'intensité sonore perçue, le timbre, la vitesse d'apparition et l'entropie générale.
  • Valence : La valence décrit la positivité musicale véhiculée par un titre. Les titres ayant une valence élevée ont un son plus positif (heureux, joyeux, euphorique), tandis que les titres ayant une valence faible ont un son plus négatif (triste, déprimé, en colère).

Les playlists hebdomadaires Top Songs de 56 pays nous permettent d’obtenir un échantillon total de 2800 titres, auxquels sont associées des métadonnées pour chacun.

Pour savoir quels sont les titres qui circulent dans plusieurs playlists de Tops, la variable "fréquence" a été créée ; elle nous permet de détecter le nombre d’apparitions par titre, et le nombre de playlist nationales dans lesquelles un même titre circule. Il en résulte que les titres de l’échantillon sont susceptibles d’apparaître entre 1 et 40 fois dans notre base de données, et donc circulent parfois jusque dans 40 pays différents (sur 56 au total). Mais selon quelle répartition ?

Une très grande majorité de titres ne circule pas

Être dans une playlist nationale Top Songs ne garantit pas de circuler dans d’autres tops nationaux. En effet, seuls 21% des titres circulent dans au moins un autre pays contre 79% qui ne circulent pas.

Figure 1 : Part de titres qui circulent dans plusieurs pays ou non (en %)

Ce résultat laisse présumer que des différences linguistiques et culturelles entre les différents pays constituent de réelles frontières pour des titres pourtant disponibles globalement sur Spotify et extrêmement populaires au sein d’un pays. C’est particulièrement le cas pour des titres issus du Top Songs Turquie ou du Top Songs Brésil.

Une répartition des tops entre 8 aires culturelles

Nous ne disposons pas de données sur la langue chantée (ou parlée) dans le titre ou sur son pays d’origine, données qui traduiraient des spécificités culturelles. Afin de contourner ce problème, nous avons créé une variable d’inclusion dans des "aires culturelles". Nous avons donc réparti 56 playlists Tops Songs au sein de 8 aires différentes. Pour cette répartition, nous avons pris en compte la présence importante de titres apparaissant en commun dans les Top Songs de ces pays, mais également des critères tels que la langue ou encore le commun historique. La notion d’aires culturelles est un objet en débat dans l’historiographie actuelle2, mais elle permet d’avancer dans notre analyse.

La carte ci-dessous présente les 8 aires culturelles que nous avons retenues. Certaines sont très directement reliées à la langue d’expression (Anglo-Saxon, Ex-URSS…) d’autres correspondent plutôt à des aires géographiques (Europe de l’Ouest, Asie du Sud - Sud-Est).

Figure 2 : Carte des pays répartis selon leur aire culturelle

Sans surprise, les titres issus de certaines aires culturelles circulent largement mieux que des titres issus d’autres zones. Un titre issu de l’aire "Anglo-Saxonne" circule en moyenne dans 9 pays contre 2,5 seulement pour ceux issus de "l’Afrique Subsaharienne" (qui ne comprend que deux pays, l’Afrique du Sud et le Nigéria) et ceux de l’aire "Europe de l’est - Ex-bloc soviétique" circulent en moyenne dans 5 pays (Figure 3).

Figure 3 : Fréquence d'apparition moyenne par aire géographique

Au sein d’une même aire, apparaissent des différences par pays

La langue du pays exerce une influence sur la circulation des titres : les titres présents dans les chansons du Top Songs Australien circulent en moyenne dans 11 pays. Il en est de même pour les Etats-Unis, dont les chansons présentes dans le Top Songs circulent en moyenne dans 9 pays. A l’inverse, un pays lusophone tel que le Brésil a une moyenne de fréquence d’apparition de ses titres de 1, ce qui signifie qu’ils ne circulent pas du tout (Figure 4).

Cependant, la langue n’est pas la seule variable explicative : au sein des pays hispanophones d’Amérique du Sud, les titres colombiens circulent bien mieux que les titres péruviens ou chiliens. On observe donc une hétérogénéité au sein de pays partageant pourtant une langue commune. Cette différence peut notamment par une plus grande intégration de certains pays dans la mondialisation musicale. À titre d'exemple, des artistes colombiens tels que J Balvin ou Shakira s'exportent de manière mondiale, augmentant la moyenne de circulation des titres du Top Songs Colombie.

Figure 4 : Fréquence d'apparition moyenne des titres pour chaque pays

Les facteurs de circulation des tops : proximité culturelle et caractéristiques des titres

Une régression logistique3 nous a permis de déterminer si les aires culturelles jouent un rôle dans la circulation des titres (ce qui distingue de façon binaire un titre circulant d’un titre ne circulant pas) ; une régression linéaire4 complète l’analyse afin d’expliquer, parmi les titres qui circulent, ceux qui circulent le plus ou le moins.

Concernant les résultats de la régression logistique, l’aire culturelle joue incontestablement un rôle : les titres présents dans l’une des playlists de l’aire anglo-saxonne ont 28 fois plus de chances de circuler que lorsqu’elles n’y sont pas présentes. A l’inverse, faire partie de l’une des playlists de l’aire des pays Arabes et maghrébins n’augmente les chances de circuler que de 3 fois (en moyenne, tous pays confondus).

La régression linéaire nous permet d’affirmer que d’autres variables, concernant les caractéristiques des titres, jouent cependant également un rôle important dans la fréquence d’apparition des titres. En moyenne, les chansons "explicites" ont une fréquence d’apparition dans les Tops nationaux 4,824 fois supérieure à celles qui ne sont pas explicites. On remarque une plus grande écoute des publics internationaux pour des contenus plus "vulgaires et/ou expressifs". De plus, les morceaux avec une plus grande propension à contenir des paroles parlées ont tendance à avoir une fréquence plus basse (-8,217). Cela signifie qu’en moyenne, les auditeurs internationaux favorisent des morceaux plus chantés que parlés, la barrière de la langue n’étant, dans ce cas, plus (ou moins) un problème. D'autres variables telles que "danceability" (5,304) et "valence" (7,188) favorisent également la circulation des morceaux. A contrario, les aires géographiques ne sont pas significatives dans ce modèle, ce qui montre qu’une fois que les chansons circulent, elles sont significativement beaucoup plus impactées par d’autres caractéristiques que les aires géographiques et culturelles qu’elles touchent. Dans notre base de données, les titres qui circulent le plus proviennent d'artistes internationaux tels que Doja Cat, Jung Kook ou encore Billie Eilish et son plutôt caractérisés comme appartenant au genre "Pop" (au sens large, comprenant des sous-genres). A l'inverse, certains titres ne circulant que très peu proviennent d'artistes très locaux et son plutôt répertoriés comme appartenant aux genres "Amapiano" ou encore "Russian Hip-Hop".

Autrement dit, pour qu’un titre circule dans au moins deux pays, l’aire culturelle de départ joue un rôle essentiel. Au-delà de cet effet global, la distinction entre la probabilité de circuler dans un très grand nombre de pays ou dans deux ou trois pays seulement est plutôt liée aux caractéristiques intrinsèques des titres. Des travaux ultérieurs pourraient examiner plus en détails la dynamique de circulation des titres, et les caractéristiques de ces derniers.

Notes

  1. https://www.capital.fr/economie-politique/le-renaissance-world-tour-de-beyonce-devient-la-tournee-la-plus-lucrative-de-lhistoire-pour-une-artiste-1480792

  2. À ce sujet, Bastien Bosa « Discuter des "aires culturelles" grâce aux "airs de famille" », Les studies à l'étude, 2017/3 (Vol. 11, N°3).

  3. Voir Annexe 1.

  4. Voir Annexe 2.